Pour assumer son rôle de capitale, la vieille cité devra accepter ses nouveaux venus en tant que partie intégrante d’elle-même. Et obliger les habitants de ses différents quartiers menant une vie parallèle à partager un destin commun. En route pour Moroni, première étape du tour des capitales des îles de l’archipel, effectué par le journal Kashkazi[1].
Entre la cabine téléphonique et les joueurs de domino, le tombeau de Bin Cheikh Fazul veille sur le quartier Ribatwi, et sur les enfants qui se succèdent dans son école coranique. La concession du fundi, voisine des terres de grandes familles moroniennes aujourd’hui louées aux habitants de cases en tôle, a accueilli plusieurs générations d’hommes venus pour apprendre, dont la vie à fini par se faire à Moroni. Parmi eux, l’oncle de Said Islam, « petit broussard » devenu notable de la ville. « Je suis né à l’extrême sud de Ngazidja, à Mohoro », raconte Said Islam. « Mon oncle avait quitté notre village à l’âge de 12 ans, tout seul, pour s’instruire. Il a débarqué au hasard à Moroni et à l’entrée, il a entendu des élèves qui lisaient le Coran. Il est devenu un élève et un enfant de la maison, et il a eu une formation très poussée sur le plan religieux ».
A l’époque, il n’y avait que l’école coranique sur l’étendue de cailloux noirs qui voit pousser les quartiers au fur et à mesure que débarquent des Comoriens de Ngazidja, de Ndzuani et de Mwali. « Quand je suis arrivé ici il y a plus de 30 ans, il y avait à Caltex juste la station qui vendait de l’essence et faisait de la mécanique », indique Aboubacar Miradj, qui dirige à présent l’école.Aujourd’hui, avec ses quelques maisons « historiques » construites autour du rond-point, « Caltex, c’est comme la capitale », lance Yasser, un collégien du coin. Capitale d’une série de quartiers aux noms changeants : « Mayotte, le quartier des étrangers et des chercheurs de maisons, on l’appelle comme ça parce qu’il y a les belles filles, les Malgaches et les Anjouanaises, mais le vrai nom, c’est Drindrini ». Madjadju et son tas d’ordures, « mais c’est devenu Madjidju[2] depuis que Fakri a fait installer l’eau, juste avant les élections ».



Moroni capitale sent parfois le souffre, entre les brochettes de la station Karthala, fast-food à ciel ouvert, où se réfugient les égarés de la nuit, le quartier Asgaraly et ces baby de nuit.
Ribatu, Asgaraly… La route qui relie le stade au rond-point de Caltex est devenue le centre névralgique d’un certain Moroni, le Moroni qui s’endort tard, où les gamins désoeuvrés trouvent à s’occuper autour des baby-foot et dans les cabanes surchauffées autour d’un film indien ou porno, où l’épicier crée un attroupement par le seul fait d’allumer sa télé, où des hommes des quartiers « comme il faut » se réfugient auprès de jeunes filles en quête d’argent pour leur loyer, leur écolage ou leur téléphone… « On vient boire ici parce qu’on peut se cacher, à l’abri des regards et du poids de la société », confie le client d’un obscur débit d’alcool, en s’éloignant dans les ruelles tortueuses, éclairées seulement par les lampes furtives des passants. « Les gens viennent se saouler ici et réveillent nos mères en tapant sur les maisons », se plaignent d’ailleurs des jeunes de Madjadju.
Un Moroni dont la tôle laisse chaque matin échapper des centaines d’élèves, d’étudiants et de travailleurs : petits vendeurs ou artisans, mais aussi jeunes journalistes et enseignants dont la modestie des salaires ne permet pas de se loger ailleurs. Un Moroni qui n’appartient pas à ses habitants, tributaires années après années du bon vouloir des familles qui louent chaque miette de leur vaste parcelle : « On n’a pas de place publique », se plaignent des jeunes. « On a voulu en faire une, mais on n’a pas l’autorisation. Ce n’est pas à nous.On a commencé à construire un banc, mais c’est une propriété privée… »
« On est venus du Mbadjini pour travailler, on paie 10.000 fc par mois, mais le propriétaire vient sans cesse nous menacer. Il y a un problème de terre », ajoute une mère de famille, en désignant du menton un coin où « les maisons viennent d’être virées par le propriétaire ». Un Moroni pour les habitants duquel Jaffar El Macelie, ancien maire et futur candidat aux élections municipales, aimerait établir des cartes de résident : « S’ils sont là, mais n’exercent aucune activité, il ne faut pas hésiter à refuser que ces gens restent, ce serait d’ailleurs leur rendre service que de les obliger à chercher un emploi ». L’oisiveté d’un certain nombre de membres des grandes familles possédantes, qui vivent des rentes procurées par la location de ces quartiers de tôle, n’est en revanche pas considérée comme gênante…


L’autre Moroni la nuit, entre le quartier Phillips et Volo Volo. La même artère, vue d’un côté comme de l’autre, un jour faste et un jour sans…
Mais revenons à Said Islam, notre petit broussard devenu grand notable. Quand il est arrivé après trois jours de route à pied et sur les épaules de son oncle, il n’avait que sept ans, et ce Moroni nouveau n’existait pas. Fin stratège, son oncle l’a scolarisé à Badjanani, le quartier où, aujourd’hui encore, la place publique est sacrée. « C’est le prestige, le grand Moroni », confie Nasrat Mohamed Issa, une jeune femme originaire de la médina où elle n’a jamais vécu. « Quand on organise quelque chose sur cette place, on est vraiment de cette ville ». Le petit garçon découvre alors « la médina interdite aux étrangers, aux enfants nus qui courent dans les ruelles » décrite par Aboubacar Saïd Salim[3]. « J’étais comme quelqu’un qui quitte ici pour arriver à Paris », se souvient Said Islam. « Je n’étais pas tellement libre pour aller avec les jeunes citadins, qui étaient habitués à une vie plus aisée. Dans la brousse, on mangeait un seul repas par jour, on portait un petit pagne… Au départ, tout petit broussard se sent plus ou moins frustré, et puis, je me suis adapté ». En faisant partie de la trentaine de jeunes sélectionnés dans l’archipel au concours d’entrée en 7e, il rejoint le cercle alors très réduit des futurs cadres comoriens. Mais cela ne suffira pas à lui ouvrir les portes de la notabilité moronienne. « Quand j’ai commencé à travailler dans la gendarmerie, mon oncle m’a conseillé de faire mon grand-mariage à Moroni comme lui-même l’avait fait. Puis comme chaque fois que je foutais les pieds chez moi, on me stigmatisait, j’ai fait un second grand-mariage à Mohoro ».
Ce double accomplissement a permis à Said Islam de résoudre un dilemme qui déchire bien des habitants de Moroni : à qui appartenir ? Au village qui les a vus naître ou à la capitale qui les voit vivre ? Car tous sont sommés de choisir. Quel que soit leur engagement dans la vie économique et sociale de la localité, les yeux resteront rivés sur le lieu où ils s’acquitteront de leurs devoirs coutumiers… et injecteront l’argent correspondant à chacune des étapes de leur parcours traditionnel. La préférence souvent donnée au village, où ils ont beaucoup moins à prouver pour exister, sert d’argument aux réticences de certains « vrais » Moroniens qui préfèreraient voir le cercle des citoyens à part entière de la ville ne pas trop s’élargir. Les hommes qui, comme Said Islam, ont quasiment réussi à faire oublier qu’ils n’étaient « pas d’ici », font dire cependant que « Moroni est ouverte ». « Je n’ai jamais vécu de remarques sur mon origine », plaide l’ancien gendarme. « C’est très rare, surtout à l’époque où nous vivons. Tout le monde est presque égal ». Pour l’ancien préfet Issihaka Abdourazak, « on peut trouver un équilibre, car contrairement à Mutsamudu, ceux qui se disent de Moroni viennent tous du fond de la Grande-Comore. Mon grand-père vient de Hambu, ma grand-mère de Dimani. Nous sommes nés à Moroni, mais issus de l’intérieur. On a le même comportement, les mêmes traditions. Le Moronien qui a fait le Grand mariage est considéré sur un pied d’égalité avec le monsieur qui l’a fait à Combani ».



La vieille ville en façade, Madjadju ou Madjidju et ses tôles ondulées, Volo Volo et son bouillonnement.
« Moroni a toujours absorbé des gens qu’elle considère comme des égaux parce qu’ils ont un certain niveau de vie ou viennent de grandes familles », rappelle aussi Aboubacar Said Salim[4]. « Autrefois, on les surnommait tout de même avec le nom de leur ville. Et puis, il y avait tous ceux qu’on n’absorbait pas, les domestiques. C’étaient eux pourtant qui faisaient que Moroni se sentait grande, eux qui en parlaient en bien quand ils rentraient au village. Aujourd’hui, Moroni a perdu son identité, car la structure qui absorbait les gens de l’extérieur n’existe plus. On a des lieux qui se font dans le chaos, des gens qui ne connaissent pas la cité, mais se considèrent comme de Moroni, un Moroni parallèle à l’ancien ».
Tandis que les quartiers de tôle grossissent dans l’anarchie, les citoyens du vieux Moroni désertent leurs maisons familiales, transmises de mère en fille, pour s’installer en périphérie aux côtés des « nouveaux Moroniens ». Les bangwe restent cependant le théâtre de l’appartenance et du pouvoir citadins, le cordon qui relie ces habitants de la périphérie à leurs chères origines et les distinguent du reste de la ville. Un théâtre de façade. Derrière les places de Badjanani et de M’tsangani pavées de neuf à grand frais, la médina s’écroule. Les hiérarchies soigneusement entretenues sur ces places expliquent cependant que malgré le mélange de plus en plus fort entre les cadres anciens et nouveaux moroniens, l’égalité reste toute relative quand il s’agit de gérer les affaires de la cité. « On ne devrait pas raisonner en ces termes, mais quelqu’un qui a fait toute sa vie ici, a travaillé, a construit, n’est pas considéré comme d’ici », explique Nasrat Mohamed Issa. « Pour être maire, il faut être né à Moroni. Pour moi, c’est important, c’est des trucs qu’on nous a inculqués et qui continuent à faire leur petit chemin dans les quartiers… S’il n’est pas né à Moroni, il n’aura pas la contribution des gens ». Conforme au fonctionnement traditionnel des villages, le raisonnement devient paradoxal quand il s’applique à une capitale qui accueille des Comoriens de toutes les régions de l’archipel… et ne serait pas, sans eux, une capitale.
« Au fond, les Comoriens rassemblés, on les trouve à Mamoudzou, et à Moroni », souligne Soilihi Mohamed Soilihi, membre de la délégation nommée provisoirement à la tête de la commune. « Moroni capitale, c’est le résultat de 40 ans d’histoire. Mais le mental n’est pas nécessairement allé avec car il n’y a jamais eu de volonté de construire une capitale. On a seulement construit des bâtiments administratifs ». La question devient aigue au moment où la mise en place des communes pose les problèmes de l’identité urbaine et de l’exercice partagé des responsabilités. Elle ne concerne pas seulement le rapport entre le vieux centre et les « quartiers périphériques », mais également les cinq quartiers historiques de la médina, crispés chacun sur des bribes du passé qui s’effacent aussi difficilement qu’elles ne se disent tout haut : les uns se replient sur leur vieil orgueil de noblesse, les autres sur leur fierté bafouée d’anciens esclaves, sentiments que les jeunes tendent à prolonger dans des rivalités stériles. L’inexistence de projets communs et la dispersion des énergies en témoignent, sans parler des histoires personnelles et des mariages interdits. Bien au-delà de savoir qui vote et qui peut être élu maire, il s’agit donc de construire un destin ouvert à tous, y compris ceux qui conservent leurs attaches dans leur village.



La tournée du camion-poubelle municipal à Sanfil, un sitting des habitants de la vieille ville contre la mauvaise gestion des ordures par la commune, des édiles de la ville et de l’Etat, dont l’actuel maire de la ville, venus négocier sur la place Badjanani avec eux à l’époque.
« Dans les villages, les structures traditionnelles ont une certaine influence sur la gestion », remarque Issihaka Abdourazak. « A Moroni, ce n’est pas possible que ces structures travaillent, car il y a trop de mélanges. Le Moroni traditionnel, ce n’est pas plus de 30% des gens. On ne peut pas se soucier de ces considérations coutumières parce qu’à Moroni, il y a tout le monde ». « Chaque quartier se vit comme une ville dans la ville », analyse aussi Soilihi Mohamed Soilihi. « On n’est pas dans une dynamique d’ensemble. Moroni se vit toujours comme un village coutumier ». Un village qui ignore donc tout un pan de sa propre réalité. En réponse à cette problématique, les cadres qui réfléchissent à la constitution de la commune ont tendance à dissocier les fonctions coutumières de l’administration. C’est le cas de l’ancien maire comme de la nouvelle équipe de transition. « Le Moroni administratif peut évoluer alors que le traditionnel est figé », estime Jaffar El Macelie. « La notabilité est une machine lourde à traîner et elle résiste au changement ». Pour Said Islam, les choses pourront évoluer « quand ma génération aura disparu ». « Moroni n’est pas une capitale car on se penche sur des choses plus ou moins futiles », râle-t-il. « On passe tout son temps à discuter de traditions et de coutumes ».
Ce n’est cependant pas la perte de vitesse de la notabilité qui comblera le vide de l’identité perdue de Moroni. Une identité que voudrait recréer la mairie provisoire, en organisant la semaine du 16 mars un festival municipal, intitulé Moroni, ville d’intégration. Plus qu’une réflexion profonde sur ce qui peut rassembler les habitants de la ville, il s’agit de proposer aux associations un moment festif propice aux échanges. « On s’est rendu compte que les responsables associatifs ne se connaissaient pas entre eux », souligne Soilihi Mohamed Soilihi. « On a demandé à chaque association de proposer un projet qui lui est propre, de l’organiser et d’y faire participer les autres ». On est loin de l’optique de Soeuf Elbadawi, auteur d’une réflexion sur la ville sous forme d’un film et du livre Moroni Blues Chap.II, pour qui il faudrait « casser toutes ces places publiques » et en avoir une seule, qui soit représentative de tout le monde. Car la philosophie dans laquelle sont élaborées les propositions d’organisation communale et leurs « conseils d’arrondissements » ne va en rien contre l’éclatement des communautés de quartier.
Le projet d’agglomération urbaine non plus, qui a vu l’adhésion des villages de Mde et Mavinguni, approuvées à l’applaudimètre il y a un mois et demi. « Ce projet change toute la donne de Moroni », explique Soilihi Mohamed Soilihi. « A l’heure actuelle, Mboueni est dans la périphérie et se vit comme un quartier marginalisé. S’il y a agglomération, il se trouvera dans le centre-ville ». Un raisonnement qui ne supprime pas le phénomène de centre et de périphérie, mais le déplace seulement. La logique de village est elle aussi conservée : plutôt que d’affronter le problème épineux des rapports entre les différents quartiers, on les met tous dans une marmite plus grande sans les secouer de l’intérieur. Peut-on transcender le repli communautaire, tout en conservant les frontières qui le définissent ? Difficile en tous cas d’imaginer la naissance d’une nouvelle identité moronienne, si on n’imagine pas pour la cité des lieux de rencontre plus larges qu’un conseil municipal.
Lisa Giachino
A lire : Moroni Blues/ Chap. II de Soeuf Elbadawi, éd. Bilk & Soul.
[1] N°60 de février 2007.
[2] Madjadju signifie « décharge » et maji, « eau ».
[3] Citations tirées du film de Soeuf Elbadawi et Ahmed Jaffar : Moroni Undroni Mndroni.
[4] Id.