Twarab Âyn en scène

Après huit mois de travail acharné, les quinze musiciens de Twarab Âyn séduisent le public moronien. Avec un répertoire de dix titres issus de la belle époque du twarab traditionnel.

Taarab viendrait de l’arabe « tariba », s’émouvoir. Un genre musical venu de l’est africain, dont les influences remontent jusqu’en Egypte. Percussions, cordes et autres instruments à vent s’y accordent pour ravir un public averti.

On raconte que le taarab arrive au tout début du 20ème siècle à Zanzibar, grâce à Saïd Bargash, sultan omanais, qui, le premier, envoya un zanzibarite en 1870 au Caire, dans l’idée d’y apprendre les subtilités des sonorités orientales. On dit aussi que le sultan Hamoud Bin Ali fut le premier à convier un groupe cairote pour jouer du taarab à Zanzibar. Le phénomène y rencontra un grand succès. Mais l’année 1950 représente pour beaucoup l’âge d’or pour cette musique, avec la création d’Ihwani Swafa, le premier orchestre de taarab à Zanzibar.

Aux Comores, le terme change légèrement en écriture et devient « twarab » à l’oral. Dans Music in Africa[1], Ali Ahmed Mahamoud, chroniqueur, souligne: « Abdallah Cheikh Mohamed et Salim Ben Hilal fondent le premier groupe comorien, Marin Band, entre 1918 et 1919, ensuite, un deuxième, Kilabu, et enfin, un troisième, Sipori, en 1927 ». Tout en revendiquant son ancrage est-africain, le phénomène prend racine à Moroni. Des groupes y voient le jour. « En 1928, le zanzibarite Mohamed Ali Mgoro » avec Said Selemane (Mdjipviza), « créent le premier groupe à Ntsudjini ».

Twarab Âyn (Ph. Jamy Lee Phah Rooq).

Mdjipviza transmet également son savoir-faire à Moroni et à Ntsaweni. Maabadi Mze, Mohamed Hassan, Darwesh Kassim, Mze Adallah Hadji ou encore Athoumane Ibrahim à Moroni en profiteront pour y exceller à l’époque. En 2004, l’allemand Werner Graebner explique, toutefois, que «  les premières notes de twarab apparaissent en 1945 à Ntsaweni, quand un groupe d’un village voisin vient s’y produire ».

En 1948, cette musique résonne, les vendredis, dans des salons de familles aisées, lors des grands-mariages. A Mitsamihuli, Ntsaweni, Ntsudjini, Moroni et Iconi. A l’origine, les messages véhiculés à travers les chansons parlent d’amour ou évoquent plus généralement la politique ou le socioculturel. Certains titres, des reprises, interprétés en arabe, sont signés Um Kulthum, Farid El-Atrache, Mohamed Abd El Wahab.

D’autres, swahili, sont de Soubeit, Buda, l’héritière de Sitti Binti Saad, Fatuma binti Baraka, Bi kidude. Le twarab attire le mélomane sans compter sous ces tropiques insulaires. L’archipel entier semble captivé. Saif El Watwan, par exemple, voit le jour en 1950 à Ndzuani. Le président Saïd Mohamed Cheikh encourage pour sa part les musiciens à chanter dans leur langue, au lieu de singer les swahili de Zanzibar. Mohamed Hassane est le premier artiste à s’y coller. Il compose son premier chef-d’œuvre en 1962.

Twarab Âyn à ses premiers concerts.

D’autres interprètes suivront. L’Association Musicale de Moroni (Asmumo) et l’Auladil’ Comores naissent, elles, en 1968. Beaucoup d’orchestres comoriens s’inspirent en premier lieu des partitions de Hayart Albi Maak d’Um Kulthum ou de Hibeena de Farid El-Atrache pour composer leurs propres « bachraf »[2]. Aux Comores, le twarab trouve matière à s’enraciner dans les festivités locales, mais il se verra perdre aussi ses principes et ses valeurs, au fil du temps.

L’avènement du playback et la légèreté de certains textes sur certaines scènes n’ont pas aidé à son succès, pourtant mérité. Le désintérêt manifeste de la génération actuelle, non plus. Celle-ci mise parfois sur des productions peu exigeantes, qui n’apportent guère de cachet au répertoire. La naissance de groupes de femmes comme les Mahabouba El-Watwan à Ndzuani promettait de renverser, quelque peu, la tendance à la fin des années 1980. Mais il faut croire que le twarab a fini par perdre une partie de son âme en chemin,  surtout dans les années 1990-2000.

Ce qui a généré un long et troublant débat sur les racines authentiques d’une musique que Zanzibar continue à célébrer, encore aujourd’hui. Il n’empêche que les connaisseurs aux Comores ont leurs légendes qui défient le temps. Les passionnés ne manquent pas de citer des noms. Mohamed Hassani, Nassor Saleh, Said Omar Foidjou, Bacar Dossar, Abdou Mhadji, Marie Mahamoud, Fudhwaila Chadi, Anfia Zanfa, Farid Youssouf, Salim Ali Amir ou encore en plus jeune Ardi, que reprend d’ailleurs Elikiah, fille de l’artiste Ali Affandi, qui vient contredire ceux qui déclarent le twarab mort, bien qu’elle l’ai fait dans une version néo folk.

Reprise d’un classique twarab (Mwema) d’un artiste consacré de la nouvelle génération (Ardi) par une plus jeune encore, Elikiah, qui l’inscrit dans une dimension néo pop. L’histoire n’est donc pas finie, à l’heure où Twarab Âyn parle de renaissance. Comme quoi d’une génération à l’autre, l’esprit du twarab demeure…

Certains vont même jusqu’à citer les cousins éloignés de Zanzibar. En 2019, par exemple, s’éteignait Khadidja Baramia, l’une des voix comoriennes de Zanzibar les plus consacrées. C’est sur cet héritage en tous cas que Twarab Âyn, orchestre fondé en 2022 par « Dr Wadjih » alias Abderemane Said Mohamed, est venu se positionner. « C’est dans cette perspective qu’est née l’idée du groupe, afin de conserver le patrimoine culturel immatériel existant, en faisant renaître le twarab » dit-il.

L’ensemble – quinze musiciens – rallie vieux et jeunes dans un même élan sur le devant de la scène. On y trouve Mze Chabani aka Number One, interprète consacré de Leo Hapa, titre enregistré en 1976. On y trouve Mze Alhadhur Mistoihi, Said Ali Idarousse, Abou Abdallah Fundi, pour le chant, Sayifi pour les chœurs, Mze Maanrouf au violon, Dahalane et Faissoil aux claviers, Moussa, Abou et Ibrahim (Zimbo) aux percussions. Après huit mois de répétition, passées dans des conditions parfois poussives, le groupe a fini par voir son projet aboutir.

Les 11 et 14 janvier 2023, Twarab Âyn – dont le nom signifierait « twarab classique »- était sur les scènes du CNDRS et de l’Alliance Française de Moroni. L’occasion pour « Dr Wadjih » de deviser sur les conditions de vie réduite de l’artiste comorien avec un ministère de tutelle qui semble manquer à tous ses engagements. Aucun soutien exprimé de sa part tout le long de ce travail ! Et il va falloir probablement crever l’abcès pour que le message parvienne à bon port. En nommant ce qui se cache derrière la passion de ces hommes aux nkandu ndjewu, aux sukutri ndzidu et aux mikaranfu : un tas d’obstacles, en réalité.

Twarab Âyn à ses premiers concerts.

« C’est pénible de réunir trois fois par semaine quinze musiciens de régions différentes. Pour répéter durant huit mois, sans budget de fonctionnement, sans salle de répétitions, ni matériel de groupe. Nous n’avons qu’un violon électrique et une guitare basse récemment arrivés de France. Mais on s’est donné à fond pour ces représentations ». Façon de dire qu’il faut apprendre à compter sur soi-même, au lieu de continuer à espérer l’inimaginable : le soutien de l’Etat.

« Depuis la création du groupe, nous avons maintes fois tenté de rencontrer le ministre de la culture, pour parler de notre passion et de notre vision, en vain. Nous avons aussi sollicité un appui financier de Comores Télécom, sans succès. Finalement, on a compris qu’il  faudra  faire bouger les lignes sans eux » ajoute Dr Wadjih. Est-ce une raison suffisante pour que le bassiste, également leader du groupe, ne s’éternise pas sur les projets à venir de l’ensemble constitué ? « Ce n’est qu’un aperçu de ce que nous envisageons de faire avec Uwanga ».

Ce mot – uwanga – traduit une volonté d’« éclosion », et les membres de cette dynamique, fondée il  y a deux ans en France, dans l’idée de défendre le patrimoine et d’offrir une « renaissance » à la culture comorienne, ont chargé « Dr Wadjih » de développer cette première expérience autour du twarab. D’autres projets attendent de voir le jour. Mais Twarab Âyn se profile comme le projet-phare qui servira à rapprocher les publics, à défaut de séduire les autorités culturelles du pays, dans cette ultime tentative de célébrer la culture du pays. Mais nul doute que Yenda urudi salama de Mohamed Hassane, kulwabu de Dr Youssouf Abdallah ou Tsili shamdudu de Youssouf Abdou, repris en chœur dans les premiers concerts, présagent du meilleur à venir : « Tous ceux qui veulent innover aux Comores doivent avoir de la patience » explique Dr Wadjih. Bon vent donc à Twarab Âyn, nous prendrons notre mal en patience…

Ansoir Ahmed Abdou


Image en Une : un portrait d’un des membres de Twarab Âyn par le photographe Jamy Lee Phah Rooq.

[1] 2022.

[2] Litt. « introduction ».