Mma L’Assuranci la poissonnière devenue reine

Enfant adoptive d’une grande dame de la ville, cette vendeuse de poisson est devenue l’animatrice des cérémonies de mariage. Celle que Soeuf Elbadawi nomme « reine des nuits de Moroni » dans son livre Moroni Blues Chap. II (Bilk & Soul) répond simplement : « Que voulez-vous, la vie est ainsi faite ».

Un après-midi, dans une ruelle de Mtsangani. Bwibwi noué sous le menton, les dames de la bonne société attendent le début d’une cérémonie coutumière. Assise à l’écart, royale et indifférente, Mma L’Assuranci trône sur sa chaise, chapeau de paille sur la tête et lunettes noires sur le nez. Ce n’est pas parce qu’elle s’est « imposée devant toutes les petites snobs de Moroni », comme le dit un habitant de Badjanani, que ses relations avec celles-ci sont simples.

« L’histoire de Mma L’Assuranci, c’est pas une histoire facile », prévient-elle. Elle débute dans le Moroni des années 1950, où grandit cette petite fille venue du Bambao, adoptée par une grande dame de Moroni, qui la marie à 12 ans. On ne saura rien ou presque du mari, un maçon – « les hommes n’avaient aucune utilité ». L’enfant mise au monde un an plus tard donnera à sa mère son nom de vedette… « C’était une période noire d’ignorance, où il n’y avait que cinq ou dix personnes qui avaient une voiture », se souvient- elle. « Il y avait un colon, Aubert, qui avait une assurance et invitait les gens à s’y inscrire. Le mot m’a plus. Quand on m’a demandé le nom de l’enfant, j’ai dit : Assurance. J’avais 13 ans ».

A l’époque, la jeune fille connaît déjà par cœur le réseau des familles de la médina. « Les gens de l’âge de mon père, tous les vieux qui allaient au marché, me donnaient un litre de lait que je devais aller déposer dans leur maison », explique-t-elle. « Ces nobles me connaissaient depuis que j’étais gamine et ils m’aimaient bien ». Peu à peu, Mma L’Assuranci crée sa petite activité en exploitant sa fine connaissance des habitudes citadines et des règles de vie de la bourgeoisie. « Il n’y avait pas encore Volo Volo, seulement le petit marché. Les hommes des grandes familles avaient peur d’être vus au marché, et les femmes ne pouvaient pas y aller. Ceux qui en avaient une venaient en voiture. Je me déplaçais vers eux et je leur demandais ce qu’ils voulaient. Sinon, j’allais dans les maisons pour demander de quoi ils avaient besoin ».

Lors d’un djaliko de femmes entre Badjanani et Mtsangani. Mma L’Assuranci de dos…

A 28 ans, la jeune mère de famille se spécialise dans la vente de poisson, au marché et auprès de fidèles clients. « Je connaissais des pêcheurs dans tous les villages. Lorsque mes fournisseurs m’apportaient de grandes quantités, je servais d’abord mes clients, puis je vendais le reste en gros, aux commerçants du marché. Si les clients ne venaient pas chez moi, j’allais chez eux ». L’affaire a si bien marché que 10 ans plus tard, Mma L’Assuranci rendait son tablier, après avoir organisé le grand-mariage pour ses trois filles, poussé deux de ses garçons jusqu’au bac – après des études en France, l’un deviendra dentiste, l’autre ingénieur.Véritable prouesse, pour ne pas dire « revanche », pour cette ancienne enfant de maison qui s’est lancée dans le commerce et les voyages vers Dubaï, Nairobi et Maurice, a construit sa maison et marié plusieurs de ses enfants à des familles « respectables » de la ville.

Mais sa carrière moronienne ne faisait que commencer. « J’ai laissé tomber le poisson, il y a 20 ans, quand j’ai commencé à m’intégrer au milieu des mashuhuli à Moroni », explique-t-elle, en refusant de dire qu’une vendeuse de poisson risquait de faire tache au milieu des réceptions de mariage. « C’était un métier digne, qui m’a donné beaucoup de valeur et m’a rendue fière, puisque j’ai pu soutenir les mariages et les études de mes enfants ». A force d’habileté et de compilation mentale des données sur les familles, la commerçante est devenue le personnage incontournable des cérémonies coutumières, le griot par excellence, intarissable d’éloges sur ceux qui savent lui être reconnaissants… et légèrement moins sur les autres.

« Ma mission est de retracer l’origine de la famille, des hommes qui l’ont composée, de tout ce qui lui est arrivé, mais aussi de coordonner toutes les transactions financières. Ce n’est pas facile de parler pendant des heures et d’avoir la responsabilité de 15 millions ». Son monopole défendu bec et ongles lui vaut de sérieuses animosités, et ses origines roturières une certaine condescendance. « Elle est comme moi, une femme intègre qui a su s’imposer », commente Said Islam. « Malgré tout, il lui manque un peu de savoir-vivre. Elle s’est formée sur le tas et parfois elle dérape un peu… Une mère fait le grand-mariage de sa fille, elle l’invite à animer, et là, elle glisse quelques mots vexatoires ! »

« C’est une dame qui a un peu une grande gueule », lance Nasrat Mohamed Issa. « Elle n’est pas d’ici, mais elle s’est intégrée. Les gens ne voient pas ça d’un bon œil, ils se disent : « D’autres devraient faire ça à sa place ». Critiques auxquelles répond, imperturbable, Mma L’Assuranci : « Que voulez-vous, la vie est ainsi faite. Vous êtes dix, l’un est brillant, c’est normal que les autres soient jaloux. Moi, je n’ai pas de complexe. La ville a une histoire, mais ce sont vos actes qui font que vous en faites partie ou pas. J’ai grandi ici, j’ai construit ici. Ici, c’est ma ville. Il n’y a pas à s’étonner, si j’en suis là, maintenant ».

Lisa Giachino