Auteur de Moroni Blues/ Chap. II (Bilk & Soul), le journaliste et écrivain Soeuf Elbadawi évoque sa ville, entre amour démesuré et critique acerbe. Le texte, publié dans le n° 60 du journal Kashkazi de février 2007, est reparu depuis dans un recueil aux éditions de la Lune: Une suite à Moroni Blues…
Un petit bourg de quelques milliers d’habitants, qui, aujourd’hui, se donne des airs de grande cité polluée, étouffante, capricieuse, sans en avoir les moyens. Je pense à Pessoa, notre cousin portugais. Il disait qu’on ne connaît vraiment une ville que lorsqu’on peut s’y perdre. De Moroni, où j’ai pris pied il y a plus de trente six ans, en déboulant du ventre maternel la tête en avant, je ne connais que des fragments de vie. J’arrive donc à m’y perdre sans trop de peine. La réalité, il est vrai, y mue à une telle vitesse que je me laisse à chaque fois surprendre par les humeurs figées des riverains de ce port aux boutres « mal fagotés », pour parler comme mon vieux père.
Moroni, légende trouble des derniers temps d’obscurité dans l’Archipel, université à ciel ouvert pour de nombreux jeunes comoriens à l’époque des rêves de grand soir. Moroni, devenue vilaine et soumise en ces temps d’incertitude et de cendres volcaniques. Moroni, ma princesse aux pieds pauvres, qui continue, vaille que vaille, à jouer des partitions de twarab les jours de « grand- mariage », à coup de pounds anglais et de violons mal accordés. Dieu ! Mes chers oncles ! Dites-moi si je ne me trompe… Qui ne regrette parmi nous ce temps où le vieux coquin d’Abra et ses complices de l’Asmumo nous exprimaient la fierté d’une médina aux murs rapiécés sur des airs zanzibari à moitiés retournés ? Vous ai-je dit qu’Abra était l’aîné de mes oncles maternels ? Cette histoire n’a plus de visage – et je le sais.
Personne de toutes manières ne sait raconter les folies d’une vieille cité aux amours frustrés, désormais. Tout comme personne ne saurait vous raconter en détail cette nuit de Dawedju, où je remontais le long d’une allée remplie d’hommes chez les Wadaane, pleurant tout mon soûl dans mon beau costume rouge à fines rayures, les poches gonflées – par je ne sais quel miracle- de miswala à cinq mille [billets que l’on enviait tant aux « droites lignées »], à la recherche d’une odeur mienne, pendant que l’Asmumo, à moins que ce ne fut l’Aouladil’Komor, je n’avais que quatre ans après tout, pendant que l’une ou l’autre formation -j’allais dire- terminait son bashraf d’ouverture. Des notes cristallines de ud’ entraînant l’orchestre sur les pas excités des familles, amis et marieurs aux dents repues, tous porteurs du prestige d’une ville où l’on savait faire la noce à grands frais et croquer la vie du bon côté.



Moroni en grande noce….
Personne ne saura vous conter ces histoires d’un autre monde. Avec les mots d’hier et la truculence qui leur sied. Moroni a tellement changé depuis ce temps que nul ne se souviendra de la première note de ce récital éclairé où la ville dans son ensemble semblait totalement apaisée, au point de croire que jamais elle ne tomberait sous les eaux sulfureuses de la « montagne en érection », du Karthala en rut pour le dire autrement, volcan si proche, mille fois maudit par nos saints en prière sur l’étendue du Bandari. Moroni sentait bon le conformisme à l’époque. Mais c’était aussi un temps exquis où l’insouciance se conjuguait paradoxalement avec la loi du plus fort. Le colon veillait dans son bel uniforme étoilé, même si le chef-lieu du pays pouvait bruire de toutes ses lumières, sans que la chicotte ne vienne semer une once de trouble dans les consciences. Moroni pouvait rire et danser, tout en se sachant sous cage, pour longtemps.
Moroni, ma ville, ma terre, ma mère. Moroni de ma nostalgie opaque. Moroni de mes enfances perdues. Que l’on pardonne mes digressions. Je chemine volontiers hors champs, et mes souvenirs enfouis dans le lointain s’étirent le long d’une route d’égout, qui va de Badjanani jusqu’au Kobeya, route à moitié souterraine, que j’empruntais jadis pour faire l’école coranique buissonnière. Qui n’a point vécu à Moroni sous le soleil hagard des années 1970 n’y verra que des mots. Je trace en effet les contours intimes d’une passion folle pour une vie qui n’est plus. Dans une ville qui s’épuise de nos jours à épouser des combats d’arrière-gardes où les premiers arrivés se pensent meilleurs que les autres. Une ville menacée de régression car incapable de se projeter dans un imaginaire postcolonial, où les rêves subis ne feront plus écho aux fantômes de la balkanisation et de la défragmentation du tissu social.
Moroni est un de mes lieux intimes. Un lieu d’écriture. Mon « lieu fœtal » s’empresserait de dire mon ami K-To, en s’esclaffant sur les plages de Mitsamihuli. Ne m’en voulez donc pas si mes images vous semblent parfois repliées sur elles-mêmes. Elles respirent sciemment l’odeur du passé, l’odeur des filiations perdues, des cadavres du cimetière de Mshe Auber ou de celui du vieux marché derrière la poste, pour mieux s’en affranchir. Moroni en légende m’attriste en réalité. Moroni « d’une bourgeoisie d’attardés » comme l’écrit le poète Saïndoune Ben Ali. Moroni « des minarets de l’orgueil » précise-t-il dans le poème encore.





Moroni et sa complexité.
Moroni, disputée par ses enfants, ses esclaves et ses broussards est un leurre. Un cauchemar. Un spectre de haine séculaire contre lequel nous devons nous prémunir. Les logiques « fatiguées » du passé insulaire ne doivent nous servir que d’épouvantail, afin de mieux construire l’avenir de nos enfants. Penser et repenser/ inventer et réinventer le mythe des premiers habitants. L’histoire de cette famille (Mwazema no wana) en quête de mieux-être, fuyant le Dimani, traversant Fumbudzivuni à la hâte, pour venir fonder une cité d’espérance, au chant du coq, face à la baie du Kalawe, là où se tient la vieille mosquée, défaite et refaite, de Hatwibu Ibrahim, depuis 830 de l’Hégire.
A Moroni, j’ai appris tôt à embrasser le monde. A Moroni, je reviens après plus de quinze ans de vie en terre étrangère. Et voilà que j’apprends que cette terre-mienne se retranche de plus en plus dans des quartiers de solitude, improvisés à la hâte par une élite sans perspectives. Comme le pays, Moroni se déchire et se montre incapable de tisser un ailleurs d’existence, engluée qu’elle est dans des schémas qui ne répondent plus au vécu actuel. Moroni et ses quartiers se préparent à complexifier le casse-tête chinois d’un Etat voué à la régression et à la division. Arrogance de certaines familles installées là depuis plus d’une génération, fierté mal placée de certains nouveaux habitants, mépris affiché des uns sur les autres, querelles de pouvoir entre notables et administrateurs à visage étatique, absence de réflexion sur l’utopie réelle d’une ville nouvelle, se refusant à la fois au communautarisme des villages et à l’urbanisation sauvage des capitales modernes de l’Afrique longtemps sous tutelle, pour se projeter dans un ailleurs possible.
L’heure est sans doute venue de déconstruire les héritages pesants et de redessiner l’imaginaire d’une cité au regard toujours porté sur le large. Moroni est une ville d’avenir. Mais ses habitants le savent-ils ? A trop se prendre au sérieux dans la futilité des débats de quartiers et des fantasmes de clans aux lignées prestigieuses, on en oublie le projet d’une cité radieuse capable de transcender son quotidien, afin de mieux se réapproprier le monde alentour. Certes, cette ville se retrouve sur un bout d’archipel en crise. Mais n’oublions pas que nous écrivons nos vies en présence du monde. Moroni, qu’on le veuille ou non, fait partie de l’histoire du monde en marche. A nous de savoir lui offrir une autre destinée sur un plateau. Celle d’un lieu ouvert à l’Autre et prêt à l’échange me semble la plus intéressante pour le futur de nos enfants.
Soeuf Elbadawi