La jeune association se trouve devant une équation terrible. A peine projette-t-elle de plancher plus avant sur son appli au service du monde de la création qu’elle entend parler du lancement d’une idée similaire par une structure concurrente. Un imbroglio qui mériterait peut-être des explications…
C’est une légende urbaine qui court les rues de l’archipel. Il suffirait, dit-on, d’ouvrir un magasin de slips qui fasse le buzz pour que la semaine d’après voie s’ouvrir des centaines d’autres magasins de slip en parade, au risque de noyer l’offre et la demande. Tow’renge ba tsizo ! L’histoire serait aussi valable pour tout autre secteur de l’économie. Comme si cette terre insulaire s’était soudain retrouvée en panne d’idées. Ce qui la pousserait à sauter sur tout ce qui bouge. Ainsi se raconte la fable des innovations. Les gens sont sans cesse aux aguets, à la recherche de la moindre pensée ou vision, susceptible de faire décoller leshala la ntsi. Sauf que le pays est trop petit pour supporter une démultiplication de projets du même type aux mêmes endroits.
Va pour le premier magasin de slibards, mais non pour la chaîne de sous-vêtements en parade, car la demande paraît franchement limitée pour de si petites îles. Mais parlons d’un sujet autrement plus concret. Celui concernant une application, rassemblant le savoir-faire artistique, poétique, artisanal du pays, qui viendrait briser le mur existant entre les créateurs et leur public. Vous avez besoin d’un compositeur pour le mariage de votre sœur, d’un bateleur pour l’association du village, d’un musicien pour un concert, d’un danseur pour un clip, voire d’un régisseur « lumières » pour un ukumbi, vous tapez sur l’appli et opérez une recherche rapide sur les multiples talents dont dispose l’archipel. Une bonne idée pour un pays qui parle d’émergence ! Chacun y déposerait son mail, expliquerait son savoir-faire, raconterait son parcours. Le contact s’établirait en un rien de temps, en espérant, bien sûr, que le créateur ait pensé à vérifier sa boîte courriel, au préalable.
Cela fait un peu plus de deux ans en tous cas qu’une collaboration à cette seule fin a débuté, entre Soeuf Elbadawi, acteur culturel, et Nassim Souef, développeur. « Comment rendre possible ce qui a toujours paru impossible pour des acteurs culturels, rongés par l’isolement, les aigreurs et les égoïsmes de circonstance ? » Telle était la question, au départ. La réponse, elle, est venue avec l’aventure de cette mise en réseau. D’aucuns le savent plus ou moins ! Il arrive qu’un artiste ne puisse pas performer, parce que lui-même ne sait pas à qui s’adresser pour organiser son événement. Il arrive aussi qu’une causerie de poètes se trompe de lieu et de jour, faute du bon contact dans le village. Il arrive même qu’on fasse venir du bon matos d’ailleurs, sans savoir à quel technicien s’adresser pour le faire fonctionner. Tout cela pourrait se régler en un rien de temps, grâce au lancement de cette appli. Il y a bientôt un an, ses concepteurs ont commencé à en parler autour d’eux, en cherchant à mailler avec d’autres acteurs du secteur. Une première collecte d’infos a eu lieu au premier semestre 2022.

Des membres de l’association Ilatso en septembre dernier.
Des artistes comme Salim Ali Amir, des labels comme Twamaya House, des espaces culturels comme celui de l’Alliance française, des régisseurs comme Chebli Abderemane, des poètes et des artisans comme Mab Elhad ou Abdou-Chakour de la maison Chak-Art se sont laissés approcher. Et tous ont bien voulu répondre présents. Une première version de l’appli a donc été expérimentée. Puis l’idée de créer une plateforme, regroupant des artistes, des poètes, des artisans, est venue s’inviter au bal. En septembre est née, en effet, l’asso Ilatso, à laquelle Soeuf Elbadawi a refilé son projet, de manière à lui donner plus d’ampleur. On dit que plus on est de fous, plus on rit. Pourquoi s’en priver ? Walimizi – le nom choisi pour l’appli – est devenu l’un des premiers projets de cette nouvelle coopérative de créateurs _ L’idée étant d’en faire un outil indispensable à tous ceux qui évoluent dans le secteur. Une intention qui a du être mal comprise, puisqu’on entend parler d’une autre structure de la place, qui cherche à lancer sa propre appli à son tour, avec le soutien, semble-t-il, d’un partenaire français ? La rumeur en tous cas est en train de faire son chemin.
D’où cette histoire du magasin de slips, qui se démultiplierait, au risque de faire perdre l’intérêt pour le concept. Pourquoi les initiateurs du nouvel appli n’ont pas cru bon en discuter avec les premiers, qui, pourtant, semble les avoir sollicité, lors de la première collecte d’infos ? N’y a t-il pas d’autre besoins à combler dans le domaine de la création, nécessitant le soutien des bailleurs d’ici et d’ailleurs ? Pourquoi faut-il que les acteurs culturels se retrouvent toujours à batailler pour une seule et même idée, qui, parfois, n’accouche que d’une souris au bout ? Et pourquoi les uns et les autres ne trouveraient pas matière à se parler ? Cela rappelle de vieilles batailles comme les orchestres, les labels, les producteurs. N’auraient-ils pas gagné à œuvrer ensemble autour de cette scène ? Il est des domaines où l’offre et la demande se conjugue autrement. Le cas récent des labels de musique le montre assez bien, même si on tend toujours à semer du fiel sur le chemin. Une autre manière de produire est en train de prendre forme dans ce paysage. Mais pour une appli ? Y a-t-il vraiment besoin d’en avoir autant ?
Durant les deux dernières années a circulé l’idée de monter une coopérative de créateurs, projet initié par l’ancienne direction du Muzdalifa House. Autour de la table, il y aurait eu des artistes tels que Cheikh Mc, Seush, Lee Nossent, Abdallah Chihabi, Soeuf Elbadawi, et d’autres, moins connus. En février 2023 devait s’enclencher la dynamique de ce projet inédit, qui s’est vite retrouvé, comme par magie, essouflé sur un bout de la table. En août 2023, la même équipe a tenté e relancer le projet, et là encore, sans le moindre succès. Mais le ministre de la culture en personne, M. Djaanfar Salim, s’en est mêlé, promettant d’accompagner les artistes en « numéraires ». Il aurait promis d’offrir 3 millions de francs à la coopérative, à sa création. Ce qui n’a pas manqué de semer une forme de zizanie, ayant débouché sur la création de deux associations au lieu d’une – Nguzo et Ilatso – faute d’entente entre certains acteurs dudit projet. Un camp s’est crée au sein même du groupe d’artistes constitués, avançant des arguments discutables, là où l’entente aurait certainement mieux payé. La tutelle a-t-elle versé la somme promise, par la suite ? L’association Ilatso, elle, a préféré décliner son offre. Mais personne n’a été vérifier le dire du ministre, si sa promesse a été effective ou non…


Djaanfar Salim, le ministre de la culture. Abdou-Chakour, président de l’association Ilatso.
Ce qui est sûr, c’est qu’il y a eu création de deux structures, qui œuvrent, chacune, dans leur coin, dans un contexte de crise où les acteurs culturels n’arrêtent pas se plaindre, insistant sur le fait qu’ils sont oubliés par les autorités. Et si on parlait leurs mésententes, toujours aussi nombreuses, toujours aussi prompt à diviser dans leurs rangs ? Leurs fragilités, leurs incapacités, leurs manquements. Et si cela expliquait leur situation de déroute ? On y revient souvent dans nos pages. Car la question demeure : les hommes et les femmes qui créent en ce pays n’ont-ils pas d’autres soucis que de se livrer sans cesse à la division ? Pour ce qui est de l’appli, l’association Ilatso devrait peut-être renoncer à son projet, pour laisser à l’autre structure la possibilité de bénéficier de son partenaire français. Ce n’est pas tous les jours que l’on parle de sous autour des milieux de la création. Ilatso a sollicité la Meck pour l’accompagner dans son projet, qui reste au service des communs. L’institution, qui supporte l’économie de ce pays, avec une intelligence et un savoir-faire inhabituel, comprend l’enjeu. Mais deux appli pour un si petit milieu renvoie les initiateurs dos à dos. Si l’un renonce, est-ce que le projet de l’autre saura canaliser et pérenniser les envies de tous les acteurs ? A priori, il s’agit ici d’une captation de capitaux (une promesse de subvention, en réalité), d’où le sentiment de compétition supposé entre les deux projets.
S’il n’y avait pas eu l’initiative d’Ilatso au départ, il n’y aurait peut-être pas eu débat. Mais se pose une question. Sur combien d’idées faudra-t-il céder pour que les acteurs culturels puissent enfin apprendre à avancer ensemble ? Samedi 11 février, les membres de l’association Ilatso avaient été rencontrer le maire de Moroni, M. Abdoulfatah Said Mohamed, pour lui parler de leurs projets. Au passage, ils lui ont glissé une vieille idée qu’un de leurs membres avait jadis tenté de défendre : la transformation de l’Arène d’Oasis en lieu culturel pour la ville. L’ancienne équipe de la mairie avait salué le projet l’an dernier, mais avait fini par le court-circuiter, certaines personnes ayant imaginé de se réapproprier le projet, en dehors de ses promoteurs. Des investisseurs locaux, dont Abou Oubeid, dont on connaît le soutien indéfectible à feu Studio 1, Chamsoudine Ahmed, le PDG des boulangeries Nassib, aujourd’hui président de la Chambre de commerce, Said Ali Sultan, connu pour la sécurité et sa participation à l’aventure Telma, entre autres, Abdallah Chihabiddine, ancien patron de Studio 1, avaient pourtant pris part au tour de table, conscient de la nécessité d’œuvrer culturellement pour la ville. Mais il faut croire que cela n’a pas suffi.
Le projet, qui devait s’inaugurer en 2023, n’a pu voir le jour. D’où cette autre question. A combien de batailles faut-il renoncer pour qu’enfin commencent les choses sérieuses pour la création dans ce pays ? Ilatso, qui a récupéré le projet de l’Arène d’Oasis, dessiné par un jeune ingénieur de la ville, Djidal Ahamada, est parti le proposer à son tour au nouveau maire, non pas comme son idée, mais plutôt comme une bonne initiative, dont la ville devrait s’emparer, ne serait-ce que pour aider à apaiser les tensions inutiles, vécues par centaines, dans ce petit milieu, sensiblement étriqué.
Med