Ce que je vais te montrer c’est la vraie vie (à Moroni by night)

Dans un article paru en mai 2007, le journal kashkazi[1] proposait une virée délurée dans le Moroni by night. Un autre regard sur la capitale de l’Union et ses délires. La nuit tous les chats sont gris…

Des fesses bleues dans mon champ de vision. Des fesses qui roulent en beauté et qui appellent au scandale. Bien moulées dans un corsaire en toile de lin. Avec un string de mauvais goût qui dépasse dans le bas du dos. Je l’ai aperçu quand la fille partait aux petits coins. Au retour, son visage s’éclaire d’un sourire que je trouve excessif. Démarche lente et folle à la fois. Rouge à lèvres qui pétille. Regard fiévreux surchargé de khôl. Des petits riens qui brillent sur la joue droite. Deux points de beauté couleur argent vif. Sa ceinture est en faux Dolce & Gabana. Le nombril est à l’air libre. Détail qui tue. Elle a le duvet fourni qui remonte de la culotte en filet sur le bas ventre. Je regarde le cousin qui rigole, en l’attirant vers lui : « T’as l’air chaude ce soir, ma douce ? »

La morale a bien raison. Le vécu dépasse de loin son cliché. Moroni by night peut facilement vous choquer, même en restant dans le plus sage des bouges. Sur les bancs autour de nous trônent des amateurs de vinasse qui tâche. Et rien qu’à l’odeur, on sait que c’est du mauvais vin. Il n’empêche ! Au rythme des brochettes que ramène le tôlier en chef à sa dizaine de clients, l’atmosphère du lieu transpire de sa banalité sourde. Rien que du déjà vu ! Les discussions des autres convives s’étendent sur le politique. Sur la victoire annoncée du mensonge au prochain quinquennat de l’île autonome de Ngazidja et sur le budget que certains s’autorisent à débourser durant ces élections. A peine si quelqu’un daigne faire attention à nous, lorsque le cousin essaie de mettre la main dans le froc de la fille. « Pas comme ça, mon beau » lui assène-t-elle. Elle lui tient la main. « Si tu veux, on peut se retrouver ensemble ce soir ». Cousin lui répond. « T’as qu’à nous attendre à La Rose. On y passe vers deux heures du mat’ et si t’es libre, je t’embarque. Nous, on fait un tour vite fait de l’autre côté de la ville ». La donzelle minaude un peu. Elle acquiesce quand même. Le cousin lui refile un billet de 2.000. « Pour le taxi ». Elle sourit. Nous passons à autre chose.

Dans la pénombre des nuits moroniennes.

Dix minutes plus tard en voiture, Cousin insiste. « Les filles sont prêtes à tout ici. Là, ce que je vais te montrer, c’est la vraie vie. Rien à voir avec le cortège que tu cherchais à voir tout à l’heure ». Le cousin parle de La Grillade où nous sommes partis en début de soirée pour voir si le bal de jeunes, qui y était prévu, a lieu ou pas. La préfecture, nous a-t-on expliqué, a décidé de l’interdire, suite à des pressions. Les bals de jeunes sont l’attraction des vieux oncles pervers en ce moment dans la capitale. Ils viennent avec leurs grosses bagnoles recruter les gamines de 14 ans à la sortie et repartent avec elles en pension ou sur une route discrète, où ils tentent tant bien que mal de satisfaire à leur libido portée sur l’enfance fragile à coup de billets de banque. Le cousin me taquine : « Je ne vois pas ce qui te rend mauvais. Ce sont des gamines, certes. Mais elles savent ce qu’elles veulent. Et les parents sont complices. Ils savent que leur fille vient faire son marché. Qu’est-ce tu crois ? Un bal de jeunes qui commence à 20 heures au lieu de 15 et qui se prolonge jusqu’à minuit ou une heure, avec des filles qui ont à peine 16 ou 17 ans pour les plus vieilles. Tous les mecs que tu dis pervers et qui vont dedans ne font que prendre ce qui est offert. Ces gamines savent qu’il faut bien se vendre dans ce pays pour réussir quand on part de zéro ».

Savoir bien se vendre. Un slogan de survie dans un pays où tout se monnaie désormais. « Ces filles savent que tout a un prix, et surtout, elles n’ont pas froid aux yeux. Elles n’ont que leur corps à négocier. Combien sont-elles en droit d’espérer autre chose pour leur vie ? » Je ne peux m’empêcher d’établir le lien entre le commerce de la chair et la prostitution des esprits. Un débat sur ce sujet ne serait pas de trop, un de ces quatre matins. L’appât du gain a pris le pas sur les valeurs d’humanisme. Plus personne ne parle de dignité, alentour. L’essentiel se niche dans ce le portefeuille. La voiture slalome sur les nids de poule. Moroni et ses trous de bitume interminables. La nuit, mieux vaut avoir des yeux de chat si l’on ne veut pas crever ses amortisseurs. Coup de volant en traître. En sens inverse, une Renault 19 a failli nous rentrer dedans. Bon pilote, le cousin a su manœuvrer. Ses cinq premières cannettes de bière, après une demi-bouteille de whisky, ne l’ont guère fatigué. Au contraire, il a l’air bien dans ses pompes. « La nuit, c’est mon monde. J’adore boire et niquer. Il n’y a que ça de vrai ». Si je l’ai choisi pour cette virée express, ce n’est pas un hasard. « Du moment que tu paies ma bibine et mes entrées » m’avait-il précisé. « Car les temps sont durs. Nous aimons faire la fête, bien que nous n’ayons pas toujours les moyens de la faire ». Le cousin n’a pas de boulot. Il vivote, bricole, revend quelques mensonges ici ou là, histoire de ramasser un peu de caillasse pour pouvoir honorer ses samedi sacrés. « Ndeze pensheni ! Qu’est-ce qu’on deviendrait sans fric ? Des pauvres types ! Donc ne vient pas me faire la morale. Ces filles ont raison de se vendre. Comment tu veux qu’elles vivent, sinon ? »

La nuit tous les chats sont gris…

Moroni by night est donc un hymne à la survie, à l’en croire. Les gens sortent pour oublier la « connerie » qui les traque au quotidien. Les plus riches vont en soirée V.I.P et les plus démunis finissent dans des bouges « comme là où nous étions tout à l’heure ». C’est lugubre, pas toujours sain comme lieu, « vu les gens que tu y rencontres, mais ça reste populaire, c’est-à-dire accessible ». Les spotlights du Club des Amis nous font signe. Le chemin est encore plus cahoteux que le bitume pourri de la route principale. « Tu veux quoi, mon général ? La soirée du Club, comme je te l’ai dit, n’est pas si intéressante. Je suis sûr que c’est un bal d’association. Les filles seront là avec leurs frères, leurs maris ou leurs fiancés. Je te propose plutôt un tour au Privilège, là derrière. Là, t’auras du chaud ». Le temps de garer la caisse, de régler les tickets d’entrée et nous voici debout devant la piste. Un troubadour haïtien entraîne les couples dans un corps à corps pour initiés du samedillah. Mon cousin est déjà sur la piste avec une bombe de circonstance. Ventre contre ventre, poitrine opulente, jeux de mains, jeux de vilains. Je passe au bar, salue deux ou trois amis, surprend un couple en train de s’embraser les sens dans un coin sombre. Ma présence ne gêne pas. Et personne ne cherche à les z’yeuter. Ils passent presque inaperçus. Je reviens pour en parler au cousin. Mais lui aussi, il est déjà en train de s’activer sur la fille. Il lui met la main sous le string. Je me demande vraiment où je suis. La pudeur serait-elle devenue un gros mot dans ce pays ? En partant, le cousin me murmure à l’oreille : « J’espère que ça t’embête pas, si j’enlève la fille avec nous. Elle est même assez chaude pour deux ». Je m’empresse de faire « non » de la tête. Et il me dit : « Je t’oblige pas. Mais moi, je ne vais pas la laisser ici. T’as vu la bête ? »

Une fois sur la route du lycée Cheikh, Cousin annonce la couleur : « On fait un tour à Rose Noire. On t’y laisse ». Je lui rappelle qu’il y a peut-être quelqu’un qui nous attend là-bas. Je pense bien sûr à la fille aux fesses bleues. Et lui ricane doucement. « Si elle est encore là-bas, elle n’aura qu’à repartir avec nous ». Il m’a déjà parlé de son penchant pour les parties à trois.En venant avec lui, cette nuit, je voulais prendre le pouls du Moroni by night. Histoire de saisir un peu où en sont nos bonnes mœurs. Assise à l’avant, notre passagère reprend le refrain qui jaillit de l’autoradio : « Où sont passés les salaires ? Des fonctionnaires comoriens ». Ersatz de coupé-décalé tendance local dj’s. On entre dans le parking. Foule dehors, foule devant la boîte. Les filles de joie sont à leur aise. Encore des fesses qui roulent. Ambiance de marché. La nuit, tous les chats sont gris. Et je reconnais les visages des mecs en chasse. Des regards attendris à la petite lueur. Des cris qui fusent. Il est tard et la fatigue commence à s’imprimer sur les corps. Les vigiles jouent à être sérieux en nous voyant. Consignes de sécurité. Sur la piste, les corps s’ébrouent comme jamais. Les noctambules sont en transe. Un morceau de ndzendze reboosté enflamme leurs corps. On dirait la voix de Soubi, le ferrailleur mohélien. J’aperçois une amie de l’autre côté de la piste. Elle se fait draguer.Il y a encore quelques jours, elle me disait qu’elle venait à Rose Noire comme à une école. L’école de la vie, sans doute…

Soeuf Elbadawi


[1] N°63.