Depuis son premier roman Anguille sous roche, prix Senghor 2016, l’écrivain comorien Ali Zamir signe des récits d’une singularité déconcertante. Jouissance, son quatrième opus, n’échappe pas à la règle. Le roman est publié aux éditions Le Tripode en mai 2022. Un texte satirique, incontournable dans le paysage littéraire de l’archipel, salué par la critique française.
L’écrivain personnifie un livre, lui octroie une psyché, ripe son titre en nom, comme pour l’acter civilement. Il le pose en narrateur. Dépeint les ressentiments de l’objet envers le lecteur. Jouissance s’estime « précocement éjaculé », s’indigne de l’irrévérence qu’on lui témoigne et révèle la perversion de l’âme humaine. Le roman revendique en même temps cette dimension sacrée dont tout livre est tutélaire. Le ton est empreint de sarcasmes, un brin effronté et comique.
Ce lecteur méprisant et méprisable
Héros principal du récit, Jouissance – un « verbe non apprivoisé » – peste d’abord contre l’inimitié du lecteur. Il l’apostrophe, le raille, puis l’accuse d’abuser de ses feuilles, de ses mots, de ses lettres. Il souffre du regard méprisant qu’il lui porte. Ce sadisme saigne ses mots au point que le livre « claque » des dents, « frissonne », voire « tremble » de tout son corps. Une fièvre qui l’amène à estimer le lecteur incapable de saisir la profondeur de son texte _ « minuscule groupe de sons et de lettres ». Il se désole qu’un simple titre lui inflige ses pires lecteurs : « car ce mot que voilà, « jouissance », qui est pour vous un abîme et une promesse de plaisirs sombres et orageux, n’est pour moi qu’un vaste champ de misère verbale, un mot insondable, voilà tout, privé que je suis de lecteur digne de ce nom » [1].
Jouissance récrimine le lectorat, qui le réifie et lui fait vivre les situations les plus irrévérencieuses. Une malveillance qui lui paraît absolue, venant attenter à sa sacrale vertu. Lui, déboulonne à son tour le lecteur de son piédestal. Il le désacralise avec cynisme, en le taxant de « buveur de verbe ». Le discrédite, en le réduisant à un être « en herbe » ou donnant la « gerbe ». Pour lui, le livre reste un témoin précieux des travers cachés du lecteur. Sa « veine expressive » figure un judas sur la noirceur et le grotesque de l’homme. Sur l’atrocité du monde…


Ali Zamir en pleine dédicace. En conversation avec Mehdi Mekhlat et Badroudine Abdallah sur le plateau des Chichas de la pensée à Clichy (Copyright Homayoun Anoki).
Un livre-alpha
L’uppercut passé, Jouissance présente Plume. La seule lectrice qu’il affectionne et respecte. La seule, dit-il, qui ait porté sur lui la délicatesse et la sollicitude que tout livre mérite. Elle a 7 ans. Autour d’elle gravitent des personnages que rien ne semblait lier au départ. Chacun d’eux est mis en lumière, mais Plume demeure au cœur de l’histoire. Le récit prend dès lors un rythme plus effréné. La tension narrative devient suspense, vire même en thriller dramatique. Les destins de Jouissance et Plume se retrouvent rivés l’un à l’autre. De Damoclès, ils risquent bien pire qu’une épée. Jouissance de nous mettre en garde : détruire un livre, c’est inhumer une conscience. Une hypothèque sur l’existence de Plume telle qu’elle se manifeste dans toute son innocence et sa soif de lecture. Un autodafé infâme, qui brûle et renie l’esprit même de l’humanisme.
Jouissance avance une seconde métaphore. En se prétendant « précocement éjaculé » et anonyme, il s’estime en dehors de la norme. Comme un livre-alpha, garant de l’honneur déchu de tous les autres livres, il déplore le fait d’être oublié ou mis au rebut. Un mépris qu’il dénonce pour prouver au lecteur son caractère sacré, sa respectabilité. Jouissance affirme que le contenu d’un livre légitime bien plus sa place dans l’espace littéraire que les marques du temps sur sa couverture, l’aura d’un titre, la notoriété ou l’absence d’un nom.
Un style
« N’importe quoi ! Un livre sans auteur, c’est forcément l’œuvre d’un fou », rétorque un lecteur[2]. Ali Zamir effectivement déroute. Jusqu’aux noms des héros ! La norme lui est impossible. La ponctuation est singulière. Une unique phrase file le flux de pensée du personnage. Subsistent tout de même la virgule et de rares exclamations, accentuant le rythme non-stop et acerbe du roman. Une atypie qu’Ali Zamir développe dans chacun de ses livres. Un choix d’écriture rappelant celui de certains auteurs classiques, qui, à l’instar d’Apollinaire[3], s’affranchissent des règles syntaxiques. Le poète Aragon de dire : « J’aime les phrases qui se lisent de deux façons et sont par là riches de deux sens entre lesquels la ponctuation me forcerait à choisir ».
La ponctuation limiterait le mot. Trop restrictive, elle dénaturerait ou enfermerait l’imaginaire de l’écrivain et celui du lecteur. Or seul compte le verbe, sa musique, son ivresse. Se jouer de la ponctuation est un exercice dans lequel s’illustrent des auteurs contemporains. Le truculent Alain Mabanckou s’y adonne allégrement dans Verre Cassé[4]. Marie Ndiaye – prix Goncourt 2009 pour Trois femmes puissantes – porte en une seule phrase son premier roman : Comédie classique[5]. Soeuf Elbadawi n’use que de la majuscule pour tenir d’un bout à l’autre la diatribe d’Un dhikri pour nos morts[6]. Une originalité qui rappelle la malice tout aussi illuminée de Diderot dans Jacques le fataliste. Le philosophe se joue du lecteur et démontre que l’écrivain mène à sa guise la diégèse de son récit. Le jugement de valeur du lecteur s’élude dans l’omnipotence de l’écrivain.


Aux Chichas de la pensée l’an dernier. Avec Mehdi Mekhlat et Badroudine Abdallah (Ph. Copyright Homayoun Anoki).
Jouissance
Ici, la mise en abyme évince toutefois l’écrivain. Ali Zamir n’existerait pas ! Personnifié, le roman se raconte soi-même. Une prosopopée excentrique et humoristique. Jouissance oscille en effet entre une langue cérémonieuse et un phrasé indélicat. Le passage de l’une à l’autre laisse un sentiment de démesure. Les enchaînements brusques accentuent aussi la théâtralité du récit. A moins que Jouissance soit par tout cela l’écho de la pensée barthésienne[7]. Des ruptures, une ponctuation, une verve. Tout en lui décontenance. Tout se précipite comme une urgence impossible à contenir. Pour le sémiologue Barthes, c’est ce qui donne au texte tout son relief. « Le plaisir de lecture vient évidemment des ruptures (ou de certaines collisions) : […] des néologismes pompeux et dérisoires sont créés ; des messages pornographiques viennent se mouler dans des phrases si pures qu’on les prendrait pour des exemples de grammaire. Comme dit la théorie du texte : la langue est redistribuée. Or cette redistribution se fait toujours par coupure ».[8]
Le texte est ce lieu où lecteur et auteur se « draguent ». Se toisent, se désirent, se choisissent. Le texte de jouissance est « celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage »[9] selon Barthes. Ce texte est asocial, intenable. La phrase cède sa place au foisonnement des mots, à leurs excès. A la fois répétitifs, inattendus et distrayants, ils manifestent une sensualité absolue. Le texte séduit, fait basculer dans la jouissance : « Chaque fois que j’essaye d’« analyser » un texte qui m’a donné du plaisir, ce n’est pas ma « subjectivité » que je retrouve, c’est mon « individu », […] c’est mon corps de jouissance que je retrouve »[10]. Pour Barthes, le texte doit provoquer un renversement total, une émotion radicale, voire un choc.
Une lecture inévitable
Or, c’est ce que fait littéralement le texte d’Ali Zamir. A chaque fin de séquence, Jouissance nous met au pied du mur. Au gré de son excentricité et de son insolence. Il désoriente et laisse perplexe, obligeant Ali Zamir à une écriture sciemment épileptique. Pour emmener le lecteur au plus près des distorsions de son texte. Au degré premier du verbe : son corps, sa jouissance pure. Il en vient fatalement à inverser le pacte de lecture. Seul Jouissance décide. Le lecteur n’est plus une omnipotence sacrée. Le texte le malmène, l’offusque : « un livre qui commence comme ça, à me demander ce que je cherche, déjà, ça veut dire qu’il n’a rien à m’apprendre ! »[11] Sauf que le livre le décrit et, se faisant, révèle ses vils orgasmes : « Pauvre monde qui brûle, à grand feu, par mépris des livres, je vous le dis, combien de fois j’ai senti depuis le fatras où je me trouvais toute la vigueur de la bêtise humaine »[12].
De Jouissance, on dira qu’il est une déambulation frénétique et jubilatoire, qui va de scène torride en récrimination délirante. En donnant à voir les relents crasses de chaque lecteur, c’est notre rapport au livre, notre plaisir textuel, que ce roman interroge. Si au final seul primait le point, Ali Zamir serait alors une lecture inévitable. Un pied de nez certain, aussi dérangé que sera le lecteur par le tempo de l’histoire.
Rafion Abouharia
[1] Jouissance, p.14.
[2] Jouissance, p.30.
[3] Guillaume Apollinaire, Alcools. Première parution aux éditions Mercure de France; 1913.
[4] Alain Mabanckou, Verre Cassé, éditions du Seuil, 2005.
[5] Marie Ndiaye, Comédie classique, éditions Gallimard, 1987.
[6] Soeuf Elbadawi, Un dhikri pour nos morts/ la rage entre les dents, Éditions Vents d’Ailleurs, 2013.
[7] Roland Barthes, Le plaisir du texte, Éditions du seuil (collection Tel Quel), 1973.
[8] Roland Barthes, Le plaisir du texte, p.14.
[9] Roland Barthes, Le plaisir du texte, p.25-26.
[10] Roland Barthes, Le plaisir du texte, p.98-99.
[11] Jouissance, p.30.
[12] Jouissance, p.30-31.