Egoïstes, mauvais maris, irresponsables, absents, mauvais pères, pervers, volages, insensibles, machistes, violents ou immatures. L’homme, dans l’archipel, jouit d’une réputation guère enviable. Mais est-ce bien mérité ? Au centre d’un fonctionnement social de type matrilinéaire censé la couver, la femme comorienne n’en est pas moins réduite à un objet de pouvoir et des désirs de puissance de l’homme. Article paru dans le n° 67 du journal Kashkazi en octobre 2007. Enquête que l’on republie à l’occasion du 8 mars, journée internationale des droits des femmes.
Au carrefour de Gobadjou, l’une des places publiques de Moroni, des hommes assis en cercle autour d’un arbre à pain, savourent la fraîcheur de la fin de journée. Comme d’habitude dans ces lieux de palabre, le sujet de discussion est inspiré de l’actualité ou d’une scène quelconque rapportée par l’un des habitués. Celui qui ouvre les débats jette son dévolu sur cette nouvelle génération de chanteurs de coupé décalé, dont les chansons reprises à longueur de programmes par les radios locales irradient le pays d’un langage osé sur le sexe. Surgis de la périphérie de la médina de Moroni, ceux qui se font appeler DJ ont troqué le romantisme de leurs aînés des années 1960-70 pour des textes plus prosaïques, brisant les tabous entretenus sur les plaisirs charnels. Un langage terre à terre qui retrace leurs fantasmes, dévoile leurs amours infidèles et renvoie à la face de la société ses déviances sexuelles cachées, heurtant, volontairement, les codes sociaux établis et déchirant le voile pudique entourant cette sphère intime de la relation homme/femme.
Quiconque débarque sur cet archipel est en effet frappé par l’incongruité des relations entre les hommes et les femmes, qui tranche avec le rigorisme du discours social doublé des interdits liés à l’islam, au sujet de la femme comorienne. Officiellement reléguée dans les coulisses de la société, celle-ci est vouée à une vie de chasteté et éduquée pour cela dès son jeune âge, à se tenir à bonne distance de la société des hommes. « Le simple regard de l’homme peut rendre une femme enceinte » martèlent les parents, pour écarter leur fille de toute tentation amoureuse avant le mariage. L’éducation sociale est articulée de façon à rendre hermétique un cloisonnement commençant dans le cercle familial où les garçons et les filles sont éloignés au fur et à mesure qu’ils avancent dans l’adolescence. Une éducation qui se prolonge dans l’espace public où chaque sexe est maintenu dans un ghetto, ne laissant que quelques infimes passerelles de rencontres éphémères à l’occasion d’évènements familiaux ou communautaires. Comment ces murs de séparation ont-ils cédé pour laisser place aux comportements « déviants » décriés par la morale sociale? Le libertinage que les DJ se sont fait un devoir de pourfendre traduit-il un comportement « rapporté », résultat d’un modernisme mal intégré et facilement accusé d’être « responsable de l’hérésie des jeunes », comme le soutiennent les religieux et les notables, ou révèle-t-il un héritage permissif longtemps voilé ?

Fatima Djoumbe voilée en son palais à Fomboni. Une oeuvre peinte sur les murs du Karthala à Moroni par le peintre Moussa au début des années 1970.
On a vite fait d’attribuer aux influences extérieures la propension à « l’adultère » de la société comorienne. « Tout le monde vit à la Bobo Diouf. Le mari qui trompe sa femme à tout va ou qui ne fait pas vivre son ménage, la femme qui insulte sa belle-mère, etc », critique une fonctionnaire de Ndzuani, en référence à la célèbre série télévisée africaine.Mais si la modernité véhiculée par une télévision, qui a débarqué sans la notice, séduit une jeunesse qui se démarque des pesanteurs sociales, il existe au sein de la société qui l’a vue naître un substrat, qui facilite la permissivité des relations hommes/femmes. Il suffit de revisiter les travaux de recherche effectués sur la société comorienne pour saisir la liberté des liaisons qu’entretenaient les princesses « shirazi » et les sultans qui les convoitaient. Bien que ce ne fût pas la préoccupation des auteurs de ces recherches, leurs travaux ne font pas mystère de certaines « dépravations » que la pudeur n’a pas voulu relever. Pudeur qui a sans doute aussi conduit les chroniqueurs de l’époque à s’autocensurer en « évitant ou écartant certains éléments de la tradition trop étrangers aux valeurs islamiques admises », comme l’ont fait remarquer les co-auteurs de Traditions d’une lignée royale des Comores [1].
Outre la dualité entre rigueur musulmane et libertinage caché, replonger dans l’époque des princesses et des sultans permet de comprendre comment le système traditionnel matrilinéaire[2] d’origine africaine et les valeurs essentiellement patriarcales issues de l’islam se sont combinés pour asseoir la suprématie de l’homme. Malgré la place prédominante de la lignée féminine dans la société traditionnelle, où la souveraineté était transmise par les femmes, celles-ci n’en étaient pas moins un objet de convoitise pour les princes qui cherchaient à « exprimer leur ambition et asseoir leur gloire », soutiennent les anthropologues. Les récits rapportés par l’ouvrage mettent en évidence un système royal basé sur des alliances d’intérêt entre princesses et sultans avides de pouvoir. Pour étendre leur autorité sur le territoire morcelé que fut Ngazidja, ces princes contractaient des mariages avec les princesses des contrées visées, dans le seul but d’asseoir leur domination. Ils exerçaient au nom des femmes l’essentiel du pouvoir politique. « Les reines et princesses pouvaient débarquer un sultan, mais indirectement », nous expliquait l’année dernière Damir Ben Ali[3]. « Elles n’assistaient pas aux conseils. Les sultans étaient en réalité des chefs de famille, la politique, c’était surtout des symboles. Des affaires d’hommes. Mais la femme du sultan Msafumu, par exemple, a refusé qu’un sultanat soit donné à Saïd Ali. Elles tiraient les ficelles, mais elles ne faisaient pas la guerre ».
Cependant, si ellessavaient tirer profit du modede succession matrilinéaire, les princesses ne manquaient pas non plus d’user de leur position pour se livrer à des liaisons libres. Ainsi Wabedja, fille du prince Fe Ubayya, qui ne pouvait pas avoir d’enfants, prend en mariage un berger de passage. « Le premier homme qui entrera dans la maison, épouse-le, tu auras des enfants », lui aurait prescrit un mwalimu (astrologue)[4]. Mwinyise, une autre princesse de Ngazidja, eut quant à elle une liaison hors mariage, qui défraya la chronique. Ce qui n’empêcha pas le garçon né de cette union de prendre le titre de sultan. L’exemple de Mwinyise représente bien plus que le témoignage d’une époque révolue. Bien que le mode de filiation utérine, qui se passait de paternité dans la « transmission de la souveraineté » ait évolué, ses fondements ont résisté au temps et s’observent encore dans les palais en ruine qu’occupent les descendants de ces nobles. Il est courant de trouver dans les familles princières de Mutsamudu et de Moroni des progénitures de liaisons infidèles que la nouvelle société continue de couver, en héritage d’une tradition sociale dont ces familles constituent la matrice. Ancienne Haut commissaire à la Condition féminine, Sittou Raghadat atteste la persistance de telles déviances. « Lorsqu’une femme surprend son mari avec sa belle-sœur, le premier réflexe de la famille est d’étouffer le scandale », rappelle-t-elle. Pour cette militante de la cause féminine, « la femme préfère souffrir en silence et sauver le paraître ».


Deux tableaux dénichés dans la galerie du plasticien Ali Mroivili alias Napalo à Salimani dans le Hambu. L’une représente le paraître et les femmes, l’autre l’ancienn mode d’habillement de certaines femmes.
La pénétration des valeurs islamiques a certes renversé l’ordre des choses, mais le patriarcat, qui en est issu et qui s’est superposé au système matrilinéaire, n’a fait que renforcer l’asservissement de la femme. « Redoutant le scandale, les parents considèrent leur fille comme un diable qui ‘hante’ la maison », analyse Abdallah Daoud dans un mémoire de maîtrise consacré à La femme dans la société comorienne. Du devant de la scène, celle-ci est reléguée à l’arrière-cour, exclue des espaces publics occupés par les notables, des lieux de culte et « des organes de décision et de gestion du village », écrivent Saïd Islam Moinaécha et Sophie Blanchy dans un rapport sur le « statut et la situation de la femme aux Comores », publié en 1989. « Le régime matrimonial » et le « partage économique », institués par ces structures sociales, ont donné « la part belle à l’homme [affecté] à la production des produits de rente situés en haut de l’échelle économique à l’inverse de la femme qui s’occupe d’activités vivrières », et entériné « l’effacement » de la femme, notent pour leur part Sittou Raghadat et Thanaï B. Abdou Sidi, auteurs d’un mémoire sur le même sujet. Sous l’effet de l’islamisation, le mariage, élevé au rang d’institution sociale, va servir de tremplin à la négation de l’épanouissement de la femme en tant qu’individu.
Cette régression semble cependant compensée par le triomphe du « paraître », une philosophie de vie qui va confirmer le pouvoir de l’homme. « Beaucoup de femmes se plaisent dans leur statut parce que pour elles, être entretenues par un homme est une marque d’amour. Leur plaisir est de rester à la maison, de tout faire pour séduire cet homme ». Un déterminisme social, qui débute dès la tendre enfance. La maîtresse coranique s’occupe de faire découvrir à l’enfant sa féminité, dès l’apparition de ses premières règles, qui signe le passage à l’état de procréation. Entre 9 et 12 ans, celle qui devient « bweni » (une femme) perd l’innocence de son enfance et devient une « future candidate au mariage (…). De là commence la surveillance accrue des parents : sorties accompagnées, privation de toute liberté, rappel incessant de la valeur attachée à la virginité. La fille est sujette à des frustrations dues aux interdits socioreligieux », affirment Sittou et Thanaï.
Mariée à 16 ans en 1962, une femme d’Iconi se souvient de ses années de réclusion. « J’étais la seule fille de la maison et depuis l’âge de douze ans, je n’avais pas vu le soleil. Ma mère et mes tantes m’apprenaient que quand on est mariée, il faut respecter le mari. Ne pas sortir sans demander son autorisation. A son arrivée, tu dois être à la maison, le repas doit être préparé et tu dois lui faire des câlins. Il ne faut pas parler à haute voix, et lorsqu’il est fâché, il faut baisser la tête… » Ces fondements de l’éducation que reçoit la fille vont déterminer son comportement futur et la relation qu’elle va construire avec son environnement, en particulier avec les hommes. « Quand j’étais petite, chaque matin, quand ma mère nous réveillait, elle nous répétait qu’il fallait être polie à l’école, s’asseoir au premier rang… et rester loin des garçons. ‘Une femme qui a de la valeur refuse les avances des garçons !’ Elle nous disait ça chaque jour. Elle ne pensait pas à mal, mais ça m’a conditionnée dans ma vie privée », avoue une jeune femme de Mutsamudu qui a, du coup, longtemps éconduit tous ses prétendants. Même à Maore, île en pleine mutation sociale du fait de l’intégration aux lois françaises, ces réflexes persistent. Nombreuses sont les filles qui, malgré des relations poussées avec des hommes (plus âgés ou non), des tenues vestimentaires très légères pour ne pas dire sexy, et un imaginaire conjugal de type occidental, refusent l’acte sexuel avant le mariage. « Je dois rester vierge pour ma mère », disent-elles.

Lors d’une manifestation pour les femmes à Moroni, un jour de 8 mars.
La vocation à devenir épouse construit une conception de la réussite sociale limitée au destin de femme mariée et mère de famille. La jeune fille développe les atouts qui feront d’elle la « bonne épouse » que définit la société. « Il faut qu’elle soit sérieuse, timide, voire effacée (par opposition) au kahaba », l’effrontée, soulignent Sittou et ThanaÏ. Une culture de la soumission que dénonce Abdallah Daoud, en dévoilant l’esprit des textes juridiques musulmans sur le mariage. « Le mariage musulman apparaît comme la jouissance de son corps consentie par une femme au profit d’un homme qui en paie le prix. Cession d’un corps pour le plaisir et la procréation ». Pour cet ancien chercheur du Centre national de la recherche scientifique, la « dot est ce qui est donné à la femme comme équivalent de la jouissance de sa personne ». Le dogme religieux, ainsi matérialisé en terme monétaire, récompense la jouissance par l’argent et va emprisonner la femme dans les liens d’une suprématie masculine, symbolisée à l’intérieur de la famille par le frère, qui prend une place ascendante « sur ses sœurs même plus âgées » ; par l’oncle maternel qui supplée l’autorité de la mère – une survivance du matriarcat – et plus tard par le mari qui « socialement est chargé d’assurer le bien-être matériel de la famille » précisent Moinaécha Abdoulkarim et Annette Taburet, auteurs d’une étude sur la place et le rôle de la femme en milieu rural.
« Cette soumission inconditionnelle de la femme est l’idéal féodal. Il en résulte qu’une femme n’est capable de volonté et d’action qu’à travers l’homme », observe Abdallah Daoud. Et le chercheur de se demander : « Comment veut- on que les cœurs ne soient pas fermés lorsqu’on enseigne aux filles que le mari est toujours jaloux et aux garçons que la femme est une rusée, coquine ? Quel amour peut naître et se développer entre des êtres hantés de soupçons réciproques ? » Seule femme maire de l’archipel, Moinaécha Saïd Islam s’interroge elle aussi sur le sens de l’amour. « Je me demande si on [les Comoriens, ndlr] est vraiment amoureux. Un jour, une jeune demoiselle m’a dit qu’elle ne pouvait pas vivre avec un monsieur chic qui ne dispose pas de chèques », révèle-t-elle. Imbu de son complexe de supériorité, l’homme trouve sa virilité dans ce rapport de domination qu’il entretient avec la femme. « Même si elle est de niveau intellectuel ou professionnel supérieur, le bon sens l’amène à se faire toute petite pour maintenir l’harmonie dans le couple », observe Sittou. Construite sur ce socle social, la vie du couple est rythmée par l’hypocrisie de la relation. « La femme sait qu’elle doit satisfaire l’ego de son mari. Elle sait que si elle le blesse, elle se met en difficulté ».
Si la vie intime du couple obéit à cette culture de la soumission à l’homme, cette suprématie masculine envahit également l’espace social traditionnel. « Avant l’indépendance, Kamaria Awadi, journaliste à la radio, m’avait invitée pour parler de la Journée internationale de la femme. Le Mufti de l’époque s’est offusqué et nous a fait savoir que parler de la liberté et de l’émancipation de la femme était interdit aux Comores », se souvient Moinaécha Saïd Islam. L’ancienne directrice du Fonds d’appui au développement communautaire (FADC) se rappelle ses débuts houleux avec les notables des villages pour faire admettre la présence de femmes dans les comités de pilotage des projets de développement. « Les notables ne se voyaient pas s’asseoir avec des femmes pour discuter ». Son élection à la tête d’une municipalité est à ce titre une exception, qui fait dire à Moinaécha que son village de Bandamadji « est spécial ». Si elle s’est toujours impliquée dans la vie de son village, son acceptation par les notables à la tête de la municipalité traduit autre chose. « J’incarne l’image de mon père, qui m’a introduite dès l’âge de 18 ans, dans la construction du village. Ce n’est pas une société égalitaire, mais les gens acceptent d’être dirigés par une femme, si elle agit avec une certaine correction envers les hommes qui ont un grand pouvoir », reconnaît-elle.



Mesdames Sittou Raghadat Mohamed, Moinaecha Said Islam, Moinaecha Cheikh Yahaya.
Pour Sittou, « si la femme a des moyens et qu’elle est active, elle peut conserver une certaine liberté ». Des femmes gravitent dans des sphères publiques et occupent des positions importantes dans l’administration, sans y faire l’objet de ségrégation sexiste. La mixité est d’ailleurs généralisée à l’école. Pourtant, « une femme ne peut pas passer devant les hommes assis sur la place publique », fait remarquer la mairesse de Bandamadji.Les femmes leaders du mouvement associatif, disent qu’elles « vivent quotidiennement dans deux mondes séparés par une frontière invisible » : celui, « émancipé », du bureau, et l’autre, « traditionnel », qui les oblige à se voiler pour assister à une cérémonie. Pour Moinaecha Cheikh, cette exclusion des places publiques explique l’absence des femmes en politique. « C’est une préparation psychologique depuis l’enfance. Nous, les femmes, nous n’avons pas de culture politique. C’est une question d’espaces où évoluent l’homme et la femme ». Jacqueline Assoumany, présidente du Réseau Femmes et développement, estimait en 2006 : « On n’a pas été formées pour être des politiciennes. L’homme, dès son plus jeune âge, entend parler politique sur la place publique ».[5]
A Maore, les femmes ont su investir le champ politique, lorsqu’il s’est agi de se séparer des autres îles dans les années 1960. Mais cette action s’inscrivait, selon Zena Méresse, l’une des chatouilleuses que nous avions interrogées en 2006[6], dans une logique de « survie ». Après leur victoire, elles ont retrouvé leur « rôle » de femmes au foyer : aujourd’hui, l’île ne compte aucune conseillère générale ni aucune mairesse. Seules quelques conseillères municipales tentent tant bien que mal, comme le démontre une étude de David Guyot[7], d’imposer ne serait-ce que leur présence. Le décalage entre le monde de la vie professionnelle et la sphère sociale traditionnelle accule la femme à un compromis que décrit Moinaécha S.I. dans un discours qui se veut « réaliste »: « La femme doit rester une femme, même si elle a fait des études. Pour moi, une femme doit assumer son devoir d’épouse, de mère, quand elle est chez elle. Cela ne veut pas dire que je n’exprime pas mes idées, mais j’assume mes responsabilités de femme ». Un compromis souvent fait de frustrations, de craintes et de soumission non avouées, qui pourraient expliquer le taux de plus en plus élevés de divorces, notamment parmi la jeune génération.
Kamal’Eddine Saindou, Rémi Carayol, Lisa Giachino
L’image à la Une est un fragment d’une oeuvre de Sania Chanfi, artiste franco comorienne, peinte en 2017.
[1] B.A.Damir, G.Boulinier, P.Ottino, Traditions d’une lignée royale des Comores, L’Harmattan, 1985.
[2] Système dans lequel les biens et les titres s’héritent de la mère.
[3] Kashkazi n°26, 02/02/2006, numéro consacré aux femmes dans l’archipel.
[4] Cf. note 1.
[5] Cf. note 3.
[6] Idem.
[7] D. Guyot, Parité Hommes/Femmes dans le champ politique municipal à Mayotte, étude menée pour la Délégation aux droits de la femme,