Hors du mariage point de salut

Histoire d’épousailles. Couronnement du projet de vie du Comorien, les hommes et les femmes qui ne s’y prêtent pas sont voués à la marginalité. Cet article est paru dans le n°67 du journal Kashkazi en octobre 2007. Nous le ressortons à l’occasion de la journée du 8 mars.

Bacar Ali Mbéchezi, est la risée de son quartier à Magoudjou (Moroni). A bientôt 44 ans, il est l’un des rares hommes de sa génération à ne pas vivre maritalement. « Je ne me sens pas prêt à assumer la responsabilité d’une vie conjugale », explique t-il. L’argument se veut rationnel, mais ne résiste pas à la morale sociale, qui, s’inspirant de la loi naturelle de la reproduction des espèces, inscrit le fait de fonder un foyer au plus haut niveau de l’accomplissement de la vie. « Je pense que dans la vie, l’homme doit laisser une trace, des enfants ».

Des bourgeons – mbewu -, qui vont perpétuer la race, le sang, la lignée, la famille, le patronyme selon les sociétés : la religion chrétienne comme la musulmane ont réussi à faire du mariage, le seul cadre légitime de cette reproduction de l’espèce humaine. Claude en est conscient. « Pour moi, le mariage, c’est sacré. Si je crois en Dieu, j’ai cependant pris de la distance par rapport à la société », refusant ainsi de se marier tant qu’il n’aura pas réuni « les conditions pour vivre en responsable avec une femme que j’aime ». En attendant, « je vis en concubinage ». Mais si cet homme atypique a su imposer sa conception, c’est au prix de certains sacrifices. « Je vis isolé, je refuse les invitations en compagnie des couples pour ne pas m’entendre reprocher tout le temps que je ne suis pas marié ».

Ce n’est pas donné à tout le monde d’affronter ainsi la pression sociale pour assumer sa propre éthique de vie. Fatima[1] , une habitante de Mutsamudu, est la cible de tout son entourage du fait de son statut de célibataire. La trentaine, cette jeune fonctionnaire, épanouie dans son travail, affranchie de la dépendance financière de ses parents, fait les frais d’une véritable discrimination sociale. « Je ne vais nulle part. Je me sens étouffée, je vis des relations en cachette, je n’ai pas de vie publique. A chaque fois que je pointe mon nez dehors, dans une réunion, à chaque fois qu’on me voit apparaître, on me parle de mariage. Du coup, je ne participe à aucune manifestation, car si on n’est pas mariée, il nous manque quelque chose. Effectivement, je suis privée de tout : dans les grandes manifestations, je ne suis qu’un spectateur. Je connais beaucoup de jeunes femmes dans la même situation que moi. Même si tu veux dépasser ça, on te le fait toujours sentir. On te dit : ‘Marie-toi pour vivre comme tout le monde, pour vivre normalement. Après, tu pourras toujours divorcer ».

Le mariage devient ainsi la norme sociale, le passage obligé pour la vie en communauté, le critère par lequel « s’acquière la responsabilité » selon Saïd Islam Moinaécha et Sophie Blanchy[2]. Des vies se trouvent brisées, prisonnières de ce destin. Dès sa puberté, Halima[3] se savait vouée à cette vie d’épouse. Cloîtrée entre quatre murs, avec comme seul univers les barreaux d’une fenêtre, donnant sur une ruelle de son quartier, elle a passé son existence à attendre l’homme que ses parents lui choisiraient. Elle finit par trouver un mari. Le mariage fut tardif et éphémère, mais néanmoins salutaire pour cette vieille fille, qui ne pouvait s’affranchir autrement de la tutelle familiale et sociale, qui lui interdisait toute possibilité de prendre part à la vie publique.

Le mariage ? Qui tient les clés ? Les familles ?

Ce poids excessif du mariage dans la société comorienne relève d’une cohabitation complexe entre la coutume locale et les règles de l’Islam, qui ont subi ici plus qu’ailleurs des altérations inavouées. La matrilocalité ayant fait de la femme « le point d’articulation » dans l’organisation sociale, le mariage est perçu comme le lien entre deux familles plutôt qu’entre deux personnes, qui ont choisi mutuellement de vivre en union. Aujourd’hui encore, il demeure le cadre garantissant « la reproduction biologique et culturelle du lignage », écrit Damir Ben Ali. « Dans la société comorienne, le mariage établit entre les familles des relations d’intérêts sociaux et matériels. Le mariage est un fait collectif signant l’alliance entre deux groupes de descendance. Il ne concerne pas les époux, mais tous les membres du lignage », insiste Amina Hachim dans son mémoire de DESS[4].

Ben Allaoui avait 7 ans, quand on lui a présenté celle qui deviendrait son épouse, plus tard. « Comment prendre de tels propos au sérieux à cet âge ? Mais au fur et à mesure, on est conditionné, toute la famille s’habitue à l’idée, et à force d’entendre parler de cela, on intègre le fait de devoir se marier avec cette promise ». Si ce système laisse peu de place au libre arbitre des conjoints, il n’autorise aucune échappatoire. Toute relation hors du mariage étant prohibée par la religion, le célibat – mtsumba – devient socialement intenable : le mécanisme social du don et du contre-don, oblige la descendance à se marier pour payer les dettes contractées par la famille, dettes qui ne s’acquittent que par le circuit du mariage.

Essentiellement circonscrit au cercle familial, il s’élargit au périmètre du village et accessoirement au-delà, sans ouvrir pour autant d’autres possibilités de choix des époux que ceux fixés par les codes sociaux. Excluant toute liaison avec des conjoints de confession non musulmane, le Comorien est réticent à accepter une liaison entre un proche et un musulman de nationalité étrangère. Le mariage se trouve ainsi pris dans une spirale sociale qui emprisonne les conjoints à obéir à des normes, qui rendent aléatoires les choix personnels.

Dans une description romancée de cette « emprise » du grand-mariage, Mohamed Chamoussidine écrit que « dès l’âge du nourrisson, les tentacules du Grand Mariage t’enlacent et te bercent à travers les chansonnettes. Ils t’enveloppent et tu en ressens l’étreinte autour de la tête, du cou, de la taille et des jambes et du grandis avec. Tu vas à l’école coranique avec. Tu t’amuses dans les rues avec. Tu vas à la mosquée et tu en reviens avec. Tu rentres à la maison et tu manges avec. Tout chez toi t’en rappelle la présence »[5].

Rien ne peut ainsi s’y substituer. L’épanouissement personnel de Fatima ne peut égaler celui qu’elle pourrait acquérir par le mariage. Bacar Ali Mbéchezi a beau contourner la pression qui s’exerce sur lui, il ne vit pas moins un terrible cas de conscience. Aucune réussite professionnelle ne semble pouvoir affranchir du poids social, affirmant ainsi le mariage comme l’unique moyen d’investir l’espace public.

Kamal’Eddine Saindou


MARIAGES ARRANGES : LES ENFANTS, CES « PANTINS » DES FAMILLES. Dans son mémoire de DESS, Amina Hachim se penche sur les mariages arrangés au sein de la diaspora comorienne en France. Extraits. « Le sens commun tend à imputer le mariage arrangé à la religion musulmane. Cette pratique n’est en rien liée à l’Islam, mais elle dérive de coutumes traditionnelles que les familles font perdurer. La religion est claire sur le principe : le mariage renferme une clause indispensable d’acceptation par les deux parties, (…) comme il est précisé dans le Coran : « Vous les croyants, il ne vous est pas licite d’hériter des femmes contre leur gré » (Les femmes, v.19 du Coran).

(…) Les parents peuvent choisir de prévenir leur enfant de l’union qu’ils ont décidé de réaliser, mais il arrive qu’ils le mettent devant le fait accompli. (…) C’est le cas de beaucoup de jeunes filles comme Imani, à qui on cache le réel motif de leur départ aux Comores, prétextant des vacances ou la visite d’un parent malade. « Je suis allée aux Comores en 2003, pour des vacances soit disant, et à l’arrivée, mariage forcé, alors que j’étais censée aller voir ma grand-mère. Je leur ai dit ‘faites ce que vous voulez, mais ne vous attendez pas à ce que j’assume ce que vous m’avez obligée à faire’”. En cas de résistances, les parents essaient de faire changer d’avis l’enfant par des pressions morales, persuadés qu’il finira par capituler. (…) Faire culpabiliser l’enfant est une méthode qui marche. Les parents menacent soit de renier leur enfant, (…) soit le rendent responsable d’une maladie virtuelle ou d’un éventuel suicide, dans le but de le faire céder.

[Mais] quand le conditionnement a bien été opéré, les enfants finissent par juger cette pratique tellement normale, qu’ils en viennent à croire qu’ils ont choisi eux-mêmes leur partenaire. « On est venu demander ma main, j’avais 10 ans. On ne m’a pas forcée, comme j’ai vu des jeunes filles de 10 ans mariées de force à cet âge-là. Et on m’a laissé libre choix. Mes parents ne m’ont jamais obligée, mais je sais qu’ils voulaient que ce soit lui. Même si on ne m’a pas forcée, je me suis toujours sentie prise au piège », [explique Farida].(…) Les parents peuvent aussi « manipuler » les enfants, en leur faisant choisir la personne qu’ils avaient préalablement espérée pour eux. Ils mettent en contact les deux personnes et tous les interdits qu’ils avaient fixés jusque là pour leurs filles, vont tomber. On leur accorde plus de liberté pour rencontrer l’élu de leurs parents, cela pour les pousser dans les bras de cette personne choisie. Dans le cas de Naila, ses parents lui ont fait croire que c’était Soifoine qui était parti demander sa main, alors qu’il s’agissait d’un mariage arrangé par les deux familles (…). « Ma femme m’a avoué que quand sa famille lui a parlé de ce mariage, ils lui ont dit que c’était moi qui l’avait vue et qui voulait l’épouser, parce que je m’intéressais à elle. Alors que je ne la connaissais même pas, mais ils ont dit ça pour la convaincre parce qu’ils devaient penser qu’en lui avouant que c’était un mariage arrangé, elle serait plus réticente ».

[1] Noms d’emprunt. Le tabou entourant le mariage rend difficile à certains d’assumer leurs propos.

[2] Le statut et la situation de la femme aux Comores, Pnud, 1989.

[3] Noms d’emprunt. Le tabou entourant le mariage rend difficile à certains d’assumer leurs propos.

[4] A. Hachim, Mémoire de DESS sur le mariage arrangé.

[5] M. Chamoussidine, Comores : L’enclos ou une existence en dérive, KomEdit, 2002.