Interdiction de la polygamie à Maore

Depuis 2004 et le vote des députés, les Mahorais majeurs après le 1er janvier 2003 sont interdits de polygamie devant la loi française. Une mesure applaudie lors de sa mise en place, mais en décalage complet avec la réalité de la vie conjugale sur l’île. Article paru dans le n°67 du journal Kashkazi en octobre 2007.

« Un tam-tam dans l’eau » pour Ali Said Amri, président du Conseil représentatif des musulmans de Mayotte (Cremm). « De la mascarade » aux yeux de Faouzia Kordjee, présidente de l’Association pour la condition féminine. Si les députés français, en votant l’amendement à la Loi programme sur l’outremer de 2003 proposé par le député de l’époque Mansour Kamardine, qui prévoit la suppression progressive de la polygamie, ont eu le sentiment de « libérer les femmes mahoraises », l’immense majorité d’entre eux ignorait les réalités de la vie conjugale à Maore et l’impact que pouvait avoir un tel texte de loi. Quant au gouvernement, il exprimait par la voix de Brigitte Girardin, alors ministre française de l’Outremer, « une pensée pour les femmes de Mayotte, qui viennent de conquérir une liberté »[1].

Pourtant dès 2004, malgré un sondage indiquant que 69% d’entre elles souhaitaient que la polygamie ne soit plus pratiquée[2], les femmes ne s’y trompaient pas : « L’interdire, ça ne change rien, car alors les hommes ont des copines », nous disaient à l’époque trois mères de famille de Chirongui, dans le sud de l’île 3. Si elles avaient été interrogées par les députés, elles auraient pu leur expliquer qu’une maîtresse est souvent plus redoutable qu’une co-épouse et que la polygamie, bien que souvent douloureuse, joue les garde-fous en imposant aux hommes des règles du jeu. Or, ironie du sort, rien dans la loi française n’interdit d’avoir des « copines » en plus de la femme légitime, ni de les entretenir. Certes, le sacro-saint droit commun laisse aussi toute latitude aux épouses pour prendre un ou plusieurs amants. Est-ce de cette liberté là dont parlait Mme Girardin ?

Feu le grand cadi Mohamed Saïd Hachim.

Il ne s’agit pas seulement d’une mauvaise plaisanterie. Le malentendu entre Etat français et mode de vie comorien (donc mahorais) est palpable. On le retrouve résumé dans ces mots de Thomas Michaud, Vice-Procureur de la République au Tribunal de Mamoudzou : « Avoir une maîtresse n’est pas interdit par la loi. Rien n’empêche de faire un, deux ou trois mariages religieux ». Logique : pour le droit français, seule compte l’union enregistrée à la mairie par l’état-civil. Un raisonnement auquel restent étrangers la plupart des habitants de l’île, pour qui il est inconcevable d’appeler « maîtresse » une femme épousée religieusement. « Droit commun ou pas, on n’en a rien à foutre », explique abruptement Faouzia Kordjee. « Ce qui compte pour nous, c’est la spiritualité du mariage ».

Même si le droit français est en train de grignoter le droit local, l’importance du mariage religieux et la complexité des mutations sociales font de l’amendement sur la polygamie une mesure superficielle et symbolique. Jusqu’en 2003, la polygamie était possible « pour les gens de statut personnel de droit local, c’est-à-dire les Français d’origine mahoraise et de confession musulmane », indique Thomas Michaud. Un Mahorais de nationalité française pouvait épouser plusieurs Mahoraises de nationalité française devant l’état-civil, les citoyens comoriens et les « métropolitains » hommes et femmes étant en principe interdits de mariages polygames depuis 1975. « Mais jusqu’en 1994 ça a été beaucoup plus simple et les gens des autres îles se voyaient appliquer le droit local auquel ils ne pouvaient prétendre », précise le Vice-Procureur. L’amendement de Mansour Kamardine a supprimé cette possibilité pour les jeunes qui avaient moins de 18 ans au moment du vote de la loi. Tous les autres Mahorais conservent leur droit à la polygamie jusqu’à leur mort, tandis que les femmes qui étaient majeures en 2003 peuvent épouser un homme déjà marié.

Ça, c’est la théorie. Mais « c’est juste en surface que ça a changé », observe Mohamed Hachim, le Grand cadi de Maore. D’abord parce que le mariage religieux, qui n’a aucune valeur juridique aux yeux de l’Etat français, continue à fonctionner parallèlement au système de droit commun. C’est lui qui donne sens et respectabilité à l’union entre un homme et une femme, lui qui permet la naissance d’enfants à la filiation reconnue par la société locale -mais non par le droit français- et régit la vie commune au quotidien. Si les droits et garanties auxquels il donne accès ne sont pas négligés, le mariage civil est loin d’être considéré comme indispensable. La présence en masse de Comoriens non français et le grand nombre persistant d’unions inter îles, comme le démontrait le sociologue David Guyot dans une étude consacrée en 2006 aux « étrangers » vivant à Maore, diluent également l’impact de la mesure. Exclus dès le départ du droit à la polygamie devant l’Etat français, rien n’a vraiment changé pour les ressortissants comoriens, d’autant qu’aux Comores indépendantes, le mariage civil n’existe pas.

Faouzia Kordjee.

Les raisons de l’inefficacité d’une telle loi sont cependant beaucoup plus profondes. Au- delà du débat entre dignitaires de l’islam attachés à la tradition et partisans de l’émancipation féminine, la polygamie apparaît comme un faux problème. Les députés français ont vu en elle le symbole de l’oppression des femmes, alors qu’elle n’est que la partie visible de relations beaucoup plus complexes qu’un simple rapport de domination, où les enjeux affectif, religieux, économique et de respectabilité sociale se mêlent, et où le rôle assigné à chacun freine le dialogue entre les époux. Ils ont pensé que supprimer le droit à la polygamie briserait forcément les chaînes entravant la « liberté » des Mahoraises. Certes, les cadis notent que désormais, « des femmes refusent que leur mari prenne une autre épouse en disant que la polygamie c’est fini, c’est interdit par la loi ». Mais « il y en avait déjà qui refusaient avant cet amendement ».

Surtout, les règles liées à la pratique du mariage multiple s’inscrivent dans un contrat moral et social qui inféode les femmes aux hommes, mais leur assure également des droits et une protection. En ignorant tout cela, l’amendement fragilise l’édifice des relations entre hommes et femmes sans proposer d’alternative. Mansour Kamardine lui-même l’avait compris. En mai 2005, il expliquait ainsi à ses collègues de l’Assemblée nationale que « la polygamie est encore perçue comme un moyen de compenser pécuniairement l’insuffisance notoire de prestations familiales servies à Mayotte dont la vocation est pourtant de subvenir aux besoins des jeunes enfants en particulier lorsqu’ils sont élevés par des parents isolés. Sans la mise en place d’une Allocation Parent Isolé qui permettrait à la femme mahoraise de s’affranchir de la tutelle financière de son époux en cas de divorce, les réformes entre- prises seront vouées à l’échec ».

Mais la survivance du phénomène à la seule question de subsistance constitue encore un raccourci rapide. Il est vrai que de nombreuses femmes finissent par accepter la polygamie de leur mari pour ne pas se retrouver démunies. Les cadis accueillent chaque jour des mères de famille « qui ne comprennent pas ce qui a poussé leur homme à se remarier alors qu’il n’y avait pas de problème entre eux », ou qui se plaignent d’avoir été abandonnées « sans rien à manger pour elles et leurs enfants depuis que leur mari a une autre épouse ». Mais l’enjeu dépasse souvent la survie matérielle. « Demandez aux femmes mahoraises : vous préférez un mari qui a une autre épouse ou rester seule avec de l’argent ? Elles ce qu’elles veulent, c’est sentir qu’elle ont un mari légitime », plaide Ali Said Amri. Et le Grand cadi de l’île de raconter : « Il y a trois jours, une femme m’a appelé en me disant : Mon mari est parti, il s’est marié avec une autre femme, je lui ai dit que je n’accepterai pas et il m’a abandonnée.’ La femme avait un travail, mais elle voulait qu’ils continuent à vivre avec les enfants. Du coup, elle a accepté qu’il garde l’autre épouse ».

Mansour Kamardine à l’assemblée nationale.

Le recours à la polygamie peut aussi entrer dans la stratégie des femmes elles-mêmes, qui l’utilisent pour stabiliser leur homme trop volage. En 2004, Sophiata Souffou, commerçante prospère de Chirongui, nous confiait avoir incité son mari à prendre une seconde épouse[3]. « Quand j’ai appris que pendant ses va-et-vient à Madagascar mon mari sortait avec des filles, je lui ai dit que c’était honteux. Alors je lui ai proposé : tu en prends une seule plutôt que trois ou quatre, que je sache qui elle est, où elle est, et où te trouver s’il arrive quelque chose. Au moins, c’est clair. C’est mieux que des cafouillages, surtout avec le problème du Sida. Et puis contre une femme, tu peux te battre, mais trois ou quatre jeunes qui ont les formes sexy… »

Autre exemple classique, celui de femmes confrontées à un problème de stérilité, qui encouragent leur époux à procréer ailleurs. « Mon cousin, qui ne travaille qu’au champ, est marié depuis douze ans à une femme qui travaille dans l’administration », affirme Soilihi Souffou, secrétaire du cadi de Passamainty. « Elle lui a dit de chercher une femme pour avoir des enfants, puis a demandé à prendre les bébés chez elle comme si c’étaient les siens. Et elle a payé un billet d’avion pour que l’autre femme fasse des études et réussisse sa vie ». Si elle sert aux hommes d’alibi pour assouvir leurs appétits et favorise les drames personnels et familiaux, la polygamie ne survit donc pas de leur seul fait. Elle s’inscrit dans un système entretenu presque autant par les femmes que par les hommes (lire par ailleurs). Or l’interdiction ne change pas grand-chose au système ; elle se contente d’en perturber l’équilibre. « Ce n’est pas de la polygamie dont il faut parler, c’est de toute une culture, toute une éducation », tempête Faouzia Kordjee. « Beaucoup d’hommes n’acceptent pas que la femme soit autonome, ça leur pèse. Mais la polygamie n’a jamais posé de problème au sein de la société. Il n’y a jamais eu de sang ni rien. Les enfants de mères différentes s’aiment. C’est vrai qu’une femme n’accepte jamais de partager son homme, mais c’est un conflit gérable. Maintenant, c’est ingérable car l’injustice est de pire en pire ».

L’amendement qui prétendait libérer les femmes du joug masculin a visiblement renforcé la position des plus émancipées d’entre elles. Nombreuses sont les jeunes femmes qui, après avoir fait des études et trouvé un emploi stable et bien rémunéré, affirment que jamais elles n’accepteront un mari polygame. Ces dernières n’hésitent d’ailleurs pas à repousser la date du mariage « pour être sûre de notre choix, et du fait qu’il n’ira pas voir ailleurs », affirme l’une d’elles, secrétaire au Conseil général. Selon une autre : « Les filles qui ont fait des études et ont une position économique confortable peuvent désormais s’opposer à la polygamie. Elles en ont les moyens économiques et intellectuels. Le problème, c’est que les hommes, eux, ne semblent pas prêts à accepter ce changement. Leur père était polygame, pour- quoi pas eux, se disent-ils ».

Sophiata Souffou sur le plateau de Mayotte 1ère.

De fait l’amendement des députés n’a fait que fragiliser le statut des plus vulnérables. La plupart des candidates au mariage polygame sont en effet des jeunes femmes en situation sociale précaire -beaucoup d’entre elles n’ont pas de papiers français. Les hommes qui ne sont pas prêts à renoncer aux unions multiples se rabattent souvent sur elles sans se sentir obligés de respecter les règles traditionnelles : entre injonctions coraniques, consignes des cadis et droit français, une belle confusion règne dans les têtes et permet de s’affranchir de quelques tabous.

« ‘Je t’aime mais je ne t’épouse pas car je n’ai pas le droit’ : l’interdiction de faire plusieurs mariages civils est un bon prétexte pour les hommes », remarque Faouzia Kordjee. « Ils prennent une femme à la mairie, et s’unissent à une autre par la coutume. Si celle-ci porte plainte, ils vont dire que c’est juste ‘une copine’ », constate de son côté Zouboudou Boinali, le cadi de Passamainty. Pour Mme Kordjee, « aujourd’hui les choses ne sont plus claires, et c’est plus dangereux. Certaines femmes se mon- tent même contre les étrangères qui acceptent plus facilement la polygamie. Sans cette loi, la polygamie aurait continué à se faire avec les femmes les plus fragilisées, mais au moins elle aurait été faite en bonne et due forme. Et dans vingt, trente ans, elle aurait disparu ».

Mansour Kamardine l’avouait lui-même en 1988, lorsqu’il s’opposait à toute loi : « Je considère qu’il faut laisser au temps tout le temps de bâtir son œuvre », affirmait-il[4]. L’ancien président du Conseil général, Younoussa Bamana, ne disait pas autre chose au début des années 1990, lorsqu’il affirmait que « socialement, il faut voir qu’il [l’interdiction de la polygamie] s’agirait d’abandonner des pans de familles entiers. Ce n’est pas brutalement possible. (…) Qu’on le veuille ou non, avec les contraintes financières qu’impose le monde actuel, tout changera »[5].

Lisa Giachino (avec Rémi Carayol).


[1] http://www.mansour-kamar- dine.net/assemblee- nationale/intervention/l opom_art44_polyga- mie.htm

[2] Contre 49% des hommes, sondage réalisé par Ipsos pour le journal Mayotte Hebdo sur un échantillon de 760 personnes de plus de 15 ans.

[3] Article de Lisa Giachino publié dans Mayotte Hebdo n°207, 17/09/2004.

[4] Jana na Leo n°4, 1988.

[5] Jana na Leo, 1991.