Maore va brûler bientôt, si l’on en croit la rumeur, accompagnant la geste du ministre français Darmanin dans l’archipel. Il est question de se débarrasser d’une bonne partie de sa population, en la déportant dans la partie indépendante. L’opération a même un petit nom de barbarie simulée : « Uwambushu ». Elle va surtout se réaliser dans une totale impunité. Sans que l’Etat comorien ne dise un mot ou que les « Mahorais » prétendus ne s’inquiètent de ce qui se joue en vérité.
Il y a des années que la France accuse une fin de non-recevoir à toute revendication sur cette île, pourtant considérée comme occupée par les Nations Unies depuis 1975. La surprise des Comoriens a pourtant été grande à l’écoute du président français, lors de la dernière assemblée générale des Nations Unies. A la tribune, le mardi 20 septembre, il a déclamé à sa manière, haut et fort, contre l’injustice des puissances riches, lorsqu’elles s’arrogent le droit de contrôler seules la bonne marche de cette planète, en usant des lois non édictées _ celles de la jungle du plus fort. Il a ainsi accusé la Russie d’opérer un retour impensable et régressif à l’ère des conquêtes et des dominations forcées. « Ce à quoi nous assistons depuis le 24 février dernier est un retour à l’âge des impérialismes et des colonies. La France le refuse et recherchera obstinément la paix » a-t-il déclaré. Autre manière pour lui de signifier son refus de l’annexion de l’Ukraine.
Mais quid de la manière dont la France se comporte à Maore ? Quid de l’instrumentalisation à outrance d’une opinion, désormais acquise au mensonge et au rejet du voisin ? Quid des limites d’une annexion qui ne dit pas son nom, et qui laisse croire que les imaginaires sont vulnérables en ces eaux, voire négligeables, au point de produire des fictions à jamais irrésolues ? L’histoire de cette puissance conquérante dans l’archipel, réduite à la seule équation de « Mayotte française », est une fable démesurée. Les historiens la remontent à 1841. Les contemporains se contentent des 50 dernières années, qui vont de la déclaration unilatérale d’indépendance à la situation d’insécurité actuelle. Tout dépend du récit que l’on vend aux esprits essoufflés du moment. Mayotte est une vaste fumisterie, qui noie les enjeux de la puissance aliénante dans une rivalité insulaire. Deux micro-identités remarquables ont été inventées de toutes pièces, pour les besoins de la tutelle coloniale.
Un récit dont se gorgent peu à peu les habitants de cet espace et qui n’augure rien de bon. Le Comorien surnage dans un océan des plus anxiogènes. En arrière-fond se développe un système à la limite criminel. Avec ses passe-droits cent fois renouvelés et ses politiques qui plient à souhait. Des phénomènes de cour comme à l’époque féodale, accompagnés de lâcheté grossière, et un refus total de la vérité. Du déni de réalité sur mesure, à hauteur d’hommes. On n’imagine pas ce qu’il a fallu fournir comme efforts, pour construire cet arsenal fait de salamalecs, de bons samaritains, de faux discours, alors même que sévit la menace permanente contre le bon peuple, celui qui n’a pas le temps d’oublier d’où il vient, tellement le vivant le déborde de tous côtés. Car les grands, là-haut, eux, se complaisent aux côtés de l’adversité, trouvent à respirer dans le bordel ainsi organisé. Le déséquilibre fonctionne assez bien entre le pouvoir régnant par intimidation et le silence contraint des bannis de l’histoire.

Darmanin sur le débarcadère à Mamoudzou.
A la fin de chaque épisode vécu, on s’interroge sur cette impunité, qui prospère de jour en jour, sans savoir comment en sortir. Des hommes et des femmes, hurlent au nom de leurs territoires limités, gravissent les marches de la honte à pas de loup, en prétendant parler au nom d’un peuple. Ils.elles s’arrangent avec le pouvoir en face, trouvent à s’asseoir à ses côtés à l’avant-scène, pendant que le citoyen, lui, bouffe de la semelle, à longueur de journée. Il arrive qu’un cri se fasse entendre dans l’arrière-cour. Un cri qui déraille, qui parle de justice. On n’oublie qu’elle ne protège rien en ces eaux tumultueuses. Elle arrive même à dissuader ceux qui militent en son nom. Sinon, comment comprendre que tant de morts restent inexpliquées sur le rivage et au-delà, sans qu’aucun tribunal ne cherché à condamner ces actes odieux, et les ignominies commises. Ailleurs, la justice prétend réparer. Ici, elle ne fait que porter des habits de cirque dans des jeux contrefaits. On s’étonne qu’aucun verdict ne vienne scandaliser l’assemblée des bourreaux.
Ces derniers, s’ils violent le peuple avec autant de perversité, c’est parce qu’ils savent que jamais ils n’auront à régler l’addition. Les Comores sont un pays où règne le mépris. Les mannequins joyeux assis à l’avant-scène gouvernent leur peuple avec un dédain certain, que ce soit à Moroni ou à Mamoudzou. Ils ne sont pas inquiets, sont sûrs de leurs faits et gestes, ne craignent rien du peuple démuni, désarmé, désarticulé. La plus grosse tragédie vécue en ce pays reste le drame du Visa Balladur, qui a vu se noyer près de 30.000 personnes entre Ndzuani et Maore, et aucun de ces mannequins nourris dans l’entre soi n’a levé le petit doigt pour exprimer son indignation. Ni au-devant de l’assemblée des Nations Unions, ni au-devant de la cour pénale internationale, ni au devant du Comité des sept à l’Union africaine, ni même au devant de Dieu. Tout ce beau monde feint de ne pas voir ce qui se trame sous leurs yeux. Ces « près de 30.000 noyés » correspondent aux noyés de la Mer Méditerranée, pris sur un même temps. A la différence qu’il s’agit ici d’un même peuple en son rivage d’existence. Rien à voir avec les Comoriens, qui ont transité par le désert sur le Continent, qui sont passés par la Tunisie ou le Maroc, pour aller se noyer en mer d’Italie ou de Grèce. A priori, ils meurent entre Ndzuani et Maore, pour avoir seulement cherché à exister (en leur pays).
Que la France aille s’asseoir sur cette réalité se comprend aisément. On imagine les intérêts en jeu. Mais que les autorités, ou « comoriennes », ou « mahoraises », ne s’en offusquent jamais, interrogent plus d’une conscience. Tout se passe comme s’il manquait une intelligence collective pour se refuser à l’indicible. Il est pourtant question d’histoire commune malmenée, d’humanité négligée sous tous rapports, de déplacements de population. On raconte, par exemple, que le français Gérarld Darmanin, ministre de l’intérieur de son état, s’apprête à mener une opération (« Muambushu ») d’ici le 20 avril prochain. Il veut se débarrasser de cette jeunesse délinquante que la France a pendant longtemps élevée à Maore, avant de la livrer à sa maréchaussée, qui, depuis Paris, est arrivée avec ses bottes et des crosses, pour mener la traque. Le principe consiste à mettre cette jeunesse dans un bateau – après l’avoir biberonnée et accompagnée dans sa déchéance – pour aller la débarquer dans les îles d’à côté. « Un demi millier de gendarmes et de flics » est concerné par l’opération, selon Le canard enchaîné, avec la bénédiction du président Emmanuel Macron en personne. Les habitants de cet espace, devenus simples spectateurs de leur vie, vont-elles se poser la question de ce à quoi ils ont participé, pour mériter un tel dénouement ? L’archipel a vécu bien des déboires, avant ce dernier épisode, qui se prépare depuis un certain temps, déjà.

Emmanuel Macron à l’Assemblée générale des Nations Unies.
Rien n’a été fait non plus pour enrayer une telle menace. Cela fait un moment que l’Etat comorien a évacué la communauté internationale – qui était seule à témoigner de sa douleur profonde – des discussions avec l’occupant français. Le pays se retrouve seul sur la sellette, avec rien devant, et rien derrière. Une sorte de théâtre sans filet, établi depuis fort longtemps, sous les yeux du grand nombre, et dans l’impunité la plus totale. Dans l’archipel, il en est qui s’époumonent à vouloir rappeler la manière dont le président Azali Assoumani a négocié le lobbying français autour de sa présidence africaine. Il aurait reçu le soutien du président Macron, avec une petite fortune de 150 millions sous le paillasson, en échange de son silence sur les exactions à venir. Car un drame se prépare. Le pire que le pays ait peut-être jamais eu à vivre dans son histoire. On parle décasage, maison brûlée, intimidation, arrestation, expulsion. Il faut être d’un « ailleurs » pour être expulsé d’un endroit déterminé. La jeunesse que Darmanin va faire disparaître du paysage à Maore est née ou a grandi dans cette île que ses édiles pensent promises à un grand destin sous tutelle. L’Etat français peut donc continuer à panser ses plaies, en niant celles qu’il génère chez les autres. Reste que le récit de ces événements mériterait mieux qu’une vaste propagande dans les médias.
Le narratif de ces temps difficiles devrait indigner la plupart de ceux qui détiennent une plume dans l’archipel ou qui ont l’avantage d’occuper la scène – l’autre scène – de manière à faire sentir que ce pays a encore une âme. Ceux-là existent, même lorsqu’on les confine dans la marge. Ils sont artistes, poètes, intellectuels. Enfants de cet archipel, ils exercent tous au nom de son imaginaire, et au-delà de leurs frontières. Ils se savent d’une île en terme de territoire limité, se savent aussi partie prenante d’un archipel auquel s’arrime leur île d’appartenance. Maore – rappelons-le – ne se situe pas dans le pacifique, loin de là. Ce pays, dont le nom (« Comores ») est parfois à coucher dehors – il promène l’odeur de la mort en son corps[1] – et qu’il faudra sans doute repenser un des ces quatre matin, mérite que ses enfants, tous ses enfants, qu’ils soient de Mamoudzou, de Moroni, de Fomboni ou de Mutsamudu, se lèvent et disent enfin non à ce qui les débordent. La division n’a pas payé durant les cinquante années passés. Si quelqu’un vous convainc du contraire, c’est qu’il a des trous dans son histoire. Mayotte ne peut être considéré comme une aubaine, en oubliant ce qui fonde l’humanité de cet espace. Nul ne doit voir Maore, non plus, au travers d’une forme d’épuisement de ses ressources – mpaka tsho – en oubliant l’alentour et ses âmes en déroute.
Et peut-être que le moment est venu d’inventer cette intelligence collective, qui nous manque tant, et qui permettrait d’inscrire le réveil de ces îles dans une démarche pérenne. C’est cette intelligence, qui démontrerait que la France n’a rien à gagner à s’allier contre les vents insulaires au rythme du Darmanin, qu’elle pourrait surtout y perdre quelque chose, à trop se suffire des vieilles logiques de cercle et de division. Les enfants de cet archipel ont tant d’autres choses à se raconter. Se taire signifierait une forme de complicité de leur part. Ce qui n’annonce rien de bon pour les communs. La haine n’a jamais généré que de la haine en ces lieux. Or les destins des uns comme ceux des autres sont liés, y compris avec la France en bout de chaîne. Il serait trop bête de penser que le « mahorais » n’a rien d’un enfant d’archipel, que le « comorien » pourrait s’offrir un avenir déconnecté de cette quatrième île. Par contre, le temps est peut-être venu d’inventer ce que la France et ses « soroda »[2] n’ont jamais su offrir à ces îles. La paix, l’avenir, l’horizon et son dépassement. Une partition que seuls les natifs sauront inventer en toute bonne conscience, étant donné l’étendue de leur mémoire et de leur ancrage, à situer hors des déchirements et des petites querelles politiciennes. Une partition pour un mieux-vivre ensemble, tel que rêvé par les Anciens, qui, certes, n’ont pas su incarner l’utopie du cercle (shungu), jusqu’au bout, mais ont pu en implanter la racine, en espérant que d’autres parviendront à la chérir, pleinement. Ya twama mngu tsi mtsovu, dit-on en ces rives. Twamaya mhuu hana hula, dit-on encore. Autrement dit, l’espérance est bien plus grande que les rêves d’absolu…
Soeuf Elbadawi
Une pétition slidaire a été lancée contre l’opération de Darmanin. Elle est à signer en ligne : https://www.change.org/p/stopper-l-opération-uwambushu-à-mayotte-est-un-devoir-de-solidarité?recruiter=855882482&utm_source=share_petition&utm_campaign=psf_combo_share_initial&utm_medium=whatsapp&utm_content=washarecopy_35736147_fr-FR%3A4&recruited_by_id=e7cfdd20-0f06-11e8-ace9-496b2f423c85
[1] « Comores » (comme morts), « comoriens » (comme un rien »), avec un taux de comorbidité certain dans les pattes.
[2] L’inverse parle de « serrelamen », telle la main tendue, qui a toujours permis à cet archipel de se construire, en épousant le meilleur ou en l’inventant à partir de ce qui débarquait.