Le pouvoir réel des Comoriennes est tel au sein des familles qu’elles pourraient renverser le système qui les lie à la sphère domestique. Auraient-elles peur de quitter le cocon protecteur de la tradition sociale ? Cet article est anciennement paru dans le n° 67 du journal Kashkazi en octobre 2007.
« Mwanamshe, rubua, silisi, rubwa ulatse ». « Femme, brise tes chaînes », dit une vieille chanson comorienne[1]. Et si ces chaînes étaient trop confortables aux yeux des Comoriennes pour qu’elles décident de s’en débarrasser définitivement ? Alors que sur toute la planète les hommes démontrent une légère tendance à ricaner – ou à se fâcher tout rouge – en entendant l’autre moitié de l’humanité crier à l’inégalité, les Comoriens se distinguent particulièrement dans cet exercice. Comment ? Eux qui risquent au moindre faux pas d’être éjectés du domicile conjugal où ils sont tout justes tolérés, matrilocalité oblige, eux qui vouent un respect sans borne à leur mère, construisent pour leur sœur et veillent sur leurs nièces, devraient en plus embrasser la cause de l’émancipation féminine ?
Saïd Ahmed Saïd Yassine, un jeune habitant d’Iconi, vieille cité du sud de Moroni, fait partie de ces réfractaires à la « problématique de genre » – c’est ainsi que l’on désigne désormais, aux Nations Unies et donc au gouvernement comorien, tout ce qui touche à l’équité entre hommes et femmes. « Ecoeuré », il dit s’inscrire en faux « contre l’idée répandue de la soumission de la femme à l’homme’ et réprouve « les gens qui disent que les anciens couples étaient fondés sur la soumission. Je pense que c’est plutôt le respect qui explique leur longévité ». Les nostalgiques du bon vieux temps comme Saïd Ahmed Saïd Yassine ne manquent pas. Les hommes ont beau jeu de s’appuyer sur la tradition religieuse et les protections garanties aux femmes par le système social comorien, pour défendre une suprématie masculine que rien à leurs yeux ne pourra jamais remettre en cause. « Une femme a toujours besoin d’un homme pour la guider, qu’elle soit intellectuelle, docteur ou avocate », résume ainsi Ben Kassim, secrétaire du cadi de Mtsapéré, à Maore.
Aux Comores indépendantes, le nouveau Code de la famille est présenté comme une avancée sociale et son application est, malgré certaines réserves, défendue par les militantes de la cause féminine. Celles-ci se réjouissent notamment que la loi impose désormais aux pères d’apporter leur soutien matériel à l’éducation des enfants, même s’ils sont séparés de la mère. Largement basé sur la tradition religieuse, ce texte n’en renforce pas moins la domination masculine : les femmes y restent des êtres à protéger ayant certes des droits, mais ne pouvant en aucun cas prétendre à l’égalité avec leur époux dans le cadre du mariage[2].

« La société est montée de façon à protéger les femmes, mais il ne faut pas que ça devienne un étouffement », nous disait l’année dernière Siti Batoul Oussein, qui était alors assistante représentante au Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA)[3]. « En général, les Comoriens et Comoriennes pensent que la situation des femmes n’est pas déplorable. Elles ont accès à l’éducation, possèdent leur maison… on nous dit qu’on exagère quand on parle de problèmes. Dans le contexte légal et politique il n’y a pas de différence. Il faut aller en profondeur pour voir ces différences ».
Plus virulente, Faouzia Kordjee, présidente de l’Association pour la condition féminine à Maore, s’énerve contre le diktat du mariage et l’utilisation de l’islam à des fin « machistes ». « Avoir un mari, ce n’est pas une obligation. Mieux vaut être seule que mal accompagnée. On a bien instauré l’égalité des sexes : qu’est-ce qui empêche les femmes de travailler ? J’ai horreur que les hommes parlent de religion seulement quand ça les arrange. Quand ça les arrange, ils sont musulmans mais quand ça les dérange, ils s’empiffrent d’alcool toute la journée ! » se moque la femme forte de Mtsapéré, par ailleurs toujours prête à pourfendre l’acculturation. Mais pour une Faouzia Kordjee, combien de Comoriennes s’accommodent voire perpétuent un système qui, à certains égards, ne leur est pas si défavorable ? De l’aveu même des femmes, leur pouvoir réel sur le fonctionnement interne de la société et la marche des familles est tel que, si elles l’avaient voulu, elles ne seraient plus dominées depuis longtemps. A croire que leur maîtrise exclusive des choses du foyer et la « protection » dont elles sont censées bénéficier en échange ont pour elles quelque chose de rassurant…
Une vieille dame de Ndzuani se souvient ainsi avec nostalgie des efforts qu’elle déployait pour s’assurer les faveurs de son époux, décédé il y a vingt ans. Tout un programme qui lui a donné le sentiment de s’accomplir en tant que femme… « Lorsque ma famille m’a informée que j’étais fiancée, j’ai passé des semaines jusqu’au jour des noces pour le rencontrer. Alors, dans le cœur, on se disait : ‘Ce mari ne m’appartient pas à moi seule, mais c’est à moi de tout faire pour qu’il me reste à jamais et ne pense pas à une autre femme.’ Il fallait apprendre chez sa maman la façon de s’exprimer devant son mari, de manger à côté de lui et comment se comporter au lit, des choses comme ça qui font que la vie conjugale va durer ». En cas de polygamie, « la solution est tout simplement de se montrer capable de la supporter et de lui montrer d’autres découvertes en amour ».

Exemple de stoïcisme, l’épouse « devait toujours accepter par respect tout aliment apporté par le mari, même si c’était un sac de goyaves. La femme doit absolument se maîtriser en tout, pour le respect de son mariage ». Et notre virtuose de la vie conjugale de conclure : « Avec la télévision, tout a été modernisé, ainsi les filles se croient maîtres dans les maisons par leurs connaissances en Deug, Maîtrise, Licence ou Doctorat. Mais tout ça est égal à zéro dans la vie conjugale : que tu sois la reine d’Angleterre, la chancelière d’Allemagne ou Condoleeza Rice[4], devant son mari on doit concéder et respecter ses désirs ».
Si les femmes plus jeunes se reconnaissent rarement dans ce stéréotype de l’épouse soumise et secrètement combative, rares sont celles qui se sont réellement émancipées de ce que la société attend d’elles dans le cadre privé. « On veut absolument que le mari ne manque de rien… On est des ‘bonnes femmes’ ! » avouait l’an dernier Zahara Toiyib, l’une des fondatrices du Réseau femmes et développement[3]. Au-delà de la relation entre les deux époux, les femmes se révèlent souvent les gardiennes les plus farouches de la division des rôles à l’échelle de la famille et de la communauté. Exclues par les hommes des places publiques, elles les autorisent difficilement à pénétrer sur leur chasse gardée, le territoire domestique. Comme si, tout en s’affirmant aux niveaux professionnel et associatif, elles préféraient assurer leurs arrières en continuant de contrôler ce qui leur a toujours appartenu… Quitte à encourager implicitement les hommes à les laisser gérer le quotidien du foyer. « Dès que tu es prête à accoucher, tu déménages, tu vas chez ta mère. L’homme n’a pas l’impression de servir à quelque chose. Alors quand il s’agira d’éduquer l’enfant… », s’interrogeait l’année dernière Shadia Soilihi, présidente du Mouvement de la société civile comorienne[3].
Le poids du jugement collectif féminin semble par ailleurs bien plus redoutable qu’une éventuelle foudre masculine. Djamila, membre du Réseau femmes et développement et célèbre à Iconi pour sa participation active aux campagnes électorales, affirme que c’est ce qui l’a empêchée de faire participer ses fils aux tâches ménagères : « Si j’avais élevé mes enfants comme ça j’aurais eu honte, toutes les voisines seraient venues et auraient dit : ‘Ces femmes ne travaillent pas, elles font travailler le mari !’ Je n’ai pas pu faire laver les assiettes à mes garçons car il y avait leurs sœurs »[3]. Pour Zahara Toiyib, il faut se rendre à l’évidence : « Dans la tradition, la femme a le pouvoir. Dans l’éducation aussi. C’est pour ça que si nos enfants gardent le même comportement que notre génération et celles d’avant, c’est que nous avons échoué quelque part »[3].
Lisa Giachino
(avec Naouerdinne Papamwegne et Kamal’Eddine Saindou)
EGALITE HOMME/ FEMME : UN SUJET TABOU PAR LISA GIACHINO. « Ce sont les Occidentaux qui nous ont montré qu’il ne faut pas sous-estimer la femme ». Ces paroles d’Hadidja Said Hassan, jeune fille du quartier Caltex, à Moroni, résument bien les limites du discours d’émancipation féminine aux Comores. Tant que le statut des Comoriennes dans leur société et la répartition des rôles entre les deux sexes n’auront pas été interrogés et confrontés aux habitudes sociales et culturelles du pays, deux conceptions continueront d’exister en parallèle. L’une, née du combat de militantes occidentales, a inspiré le droit international et prône l’égalité totale entre hommes et femmes. Elle peine cependant à s’imposer même dans les pays d’où elle est issue, dont les femmes sont notamment victimes de discriminations salariales et à l’embauche, et restent minoritaires en politique. L’autre résulte de l’histoire, de la culture et du système social des Comores, et pose sur la femme un regard complexe où se mêlent à la fois un respect plein de sollicitude, une volonté protectrice frôlant souvent l’étouffement, une certaine convoitise et une bonne dose de méfiance… Au final, la morale officielle est claire : « La femme doit être respectée, aimée, et protégée. » Protégée des aléas de la vie, mais aussi des appétits masculins et de ses propres tentations, ce qui ne va pas sans grignoter sa liberté.
Les femmes dites « émancipées » n’échappent pas à cette dualité des discours, elles sont au contraire celles qui ont le plus intériorisé leurs contradictions : si l’égalité avec les hommes leur semble un idéal à atteindre, elles peuvent difficilement remettre en cause l’éducation reçue dans leur enfance. Les femmes politiques et haut placées professionnellement n’auront souvent de cesse de prouver qu’elles sont de « bonnes musulmanes », comme si leurs activités remettaient en cause cette qualité. Dans son article sur le code de la famille, le juriste Laurent Sermet (Cf. Un code de la famille pour les Comores, in Ya Mkobe n°14-15, janvier 2007) cite ainsi Moinaecha Cheikh, ancienne ministre de l’Education, qui explique que « le code de la famille en pays musulman ne peut que s’inspirer de la charia ce qui n’est pas compatible avec le droit moderne international. Le problème est que les femmes comoriennes ne sont pas prêtes à lutter contre la charia qui fait que l’homme est supérieur à la femme (un témoin mâle vaut deux femmes) ; ce sont en quelque sorte des dogmes liés à notre religion qu’on ne peut ni expliquer, ni défaire » »
La revendication égalitaire est-elle incompatible avec l’islam et la tradition sociale comorienne ? La fonction maternelle de la femme continue-t-elle d’imposer une répartition tranchée des rôles dans le monde contemporain ? Ces questions compliquées qui n’ont pas forcément trouvé de réponse ailleurs, sont ici bloquées par une sorte de tabou. Car les poser reviendrait à remettre en cause les fondements de la société. La plupart des militantes de la condition féminine ne prône ni l’abandon de leurs prérogatives traditionnelles ni le gommage de la différenciation sociale entre les « genres ». « Ce n’est pas quand la femme ira s’asseoir place Badjanani à Moroni. qu’elle aura le pouvoir ! » » nous disait l’année dernière Siti Batoul Oussein, assistante représentante au Fonds des Nations Unies pour la population (V. Kashkazi n°26, 02/02/2006). « Je pense que les militantes devraient d’avantage axer leur discours sur le fait que la femme donne naissance », avait-elle poursuivi. « C’est cela qui constitue la différence fondamentale, à l’origine de toutes les limites dans l’accès à l’éducation, aux ressources, à la politique. C’est cela aussi qui fait qu’on lui donne la maison ». Après la maternité et l’islam, la matrilocalité constitue en effet le troisième grand facteur de différenciation. Vécue comme un avantage social, la transmission des biens aux filles et l’ancrage du couple au sein de la famille maternelle de la femme représente une garantie contre les aléas de la vie conjugale et compense en quelque sorte la prétendue supériorité masculine. Certes confortable, elle contribue cependant à creuser le fossé entre les sexes : « Pour être pareilles à nous, encore faudrait-il que les femmes renoncent à leurs avantages », disent en substance les hommes…
L’ironie dans tout ça est que sur le plan professionnel, les “mâles” semblent moins rechigner que leurs pairs occidentaux à nommer une directrice ou obéir à une supérieure hiérarchique. La conviction de leur suprématie naturelle leur permet-elle d’avaler cette pilule ? Dans ce cas, leur ego peut dormir en paix, car si l’on parle de « droits des femmes » dans le circuit des organismes internationaux, la question de l’égalité n’est pas prête de débouler ni sur les places publiques, ni à l’intérieur des chaumières (Source Kashkazi n° 67)..
[1] Chanson interprétée par Zaïnaba Ahmed sur son dernier album.
[2] Lire Laurent Sermet, Un code de la famille pour les Comores, in Ya Mkobe n°14-15, janvier 2007.
[3] Kashkazi n°26, 02/02/2006.
[4] Secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères des USA.