Dans la capitale, les marchés flambent au prix de l’enchère. L’inflation s’invite même en cuisine. Le Comorien ne sait plus à quel saint se vouer pour remplir sa table. Son ramadan a beau prétendre au sacré – le seul mois où il faisait des pieds et des mains pour bien manger – les temps sont devenus rudes.
C’est un fait d’histoire. L’islam préconise en théorie un repas frugal pour ce mois sacré. « Comme si les autres ne l’étaient pas » répondent les imams à la mosquée. Le Comorien ne l’entend pas toujours de cette oreille. Un mois avant, ils font la fête à coup de djosho et de vule. Pour enterrer leur libido. Ils dèzent comme ils disent, sans compter. Puis quand arrive le ramadan, ils retrouvent toute leur dignité à table. Se débrouillent pour que ce mois sacré leur permette de revisiter le patrimoine culinaire. « En ville, du moins, c’était comme ça. Moroni était connue pour sa grande cuisine, qui se surpassait durant le ramadan. Ce n’est plus le cas » reconnaît Saïd Ali. On est loin de la grande époque où l’on se rendait à Moroni pour goûter aux choses bonnes. Avec le temps, « il a fallu réduire les envies. Un salaire ne suffit plus à tenir une famille ». Mma Amina, tributaire des « western » de sa fille installée en France, reste prudente : « Les prix ont explosé. Je ne travaille pas. Je suis obligé de justifier chaque produit acheté, pour mes propres comptes, pour ne pas excéder mon budget ».
Pour beaucoup, la table se réduit de nos jours aux mabawa et à quelques produits de la terre, « quand on peut en avoir ». Les Comoriens ont appris à placer la barre au plus bas, y compris pour festoyer sur les plages : « On y consomme de la malbouffe, essentiellement ». Le mois de ramadan était cependant resté fidèle à lui-même, jusqu’à l’avènement du Covid et de la guerre en Ukraine. Car depuis ces événements, on a vu la table de la rupture du jeûne se réduire « au bon vouloir du bon Dieu ». Fini l’époque où l’on réservait le riz – dont la hausse a atteint 31% – et le madaba pour le ntsahu dans les familles les plus modestes. Fini l’époque surtout où l’on avait le choix. Les tarots à l’écriture abstraite sur la tranche. Désormais, on leur préfère le tout venant : madjimbi meu. Les trois pour 2.000 francs. Les autres – madjimbi yandzihwa – sont au prix de 4.000. Les tambi ont perdu de leurs cheveux d’ange, à moins d’avoir 750 francs en poche. Même le ubu watahaniwa, ce bouillon du nécessiteux a son coût, dès lors qu’on cherche à satisfaire toute une famille. On ne fait même plus le rapport entre le prix et la qualité.
Les mamans recomptent les pièces, avant de se rendre au marché et parent au plus efficace, lorsque c’est possible. Des ailes de poulet industriel pour les protéines et des fragments du passé pour se souvenir que des jours meilleurs vont peut-être arriver, un de ces quatre. A Volo Volo, l’immense marché de la capitale, le prix du kilo d’ailes de poulet est à 1.500 francs. Un comble ! Pour ceux qui l’achetait à 1.250, encore hier. Cela n’a l’air de rien, mais ces 250 vous changent le visage d’une famille au quotidien. Mais que voulez-vous ? Le prix d’un litre d’huile avoisine désormais les 1.300 francs. Cela dépend si tu achètes du Oki ou du Hilma, les marques vendues par les exportateurs locaux. Quand on pense à l’importance des fritures dans la cuisine comorienne, on imagine assez bien le passage négocié vers la cuisson à l’eau. « Les aliments cuits sans gras sont bons pour la santé publique » dit le médecin.


Un plat de fenenetsi, à base de riz et de coco. Deuxième photo: coco râpé. Les images illustrant cet article sont empruntées au profil FB de Sania Tourqui/ Kheir DDawedjou (Eekudja Delices/ la cuisine comorienne et d’ailleurs), une des spécialistes connues sur le réseau de la bonne cuisine moronienne d’antan…
« Les anciens savaient réguler leur appétit, passer du gras du coco à des choses simples, tels que le manioc grillé ou rapidement cuit à l’étouffée. Avant, on mangeait sainement » s’empressent-ils d’ajouter. Soeuf Elbadawi, qui a récemment écrit pour un journal de commerce de bouche dans la diaspora, lancée par Wupisi, évoque un monde qui a beaucoup changé. Avec lui, les valeurs de partage et les croyances. A une époque, avance-t-il, l’air quelque peu nostalgique, « même pauvre, on pouvait parier sur une relative diversité au menu. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai le sentiment d’avoir vécu une époque où l’on était paradoxalement rassasié, en ayant peu mangé _ les joies du partage faisant le reste. Aujourd’hui, on se gave de mabawa avec cet air empressé et désespérant de celui qui ne devine pas où se loge la satiété et qui se demande, sans cesse, s’il mangera à sa faim, encore demain. C’est que les temps sont rudes. Les gens ressentent ce besoin de partager une illusion d’aisance, en s’empiffrant de viande blanche industrialisée, jusqu’au risque de l’AVC. On ne compte plus le nombre de morts, liées au diabète de type 2 notamment ».
Mais comment faire face à la hausse des prix des produits de première nécessité ? Comment répondre à l’explosion des prix ? Le gouvernement a beau promettre sa liste des « essentiels » à bas prix, les commerçants ne suivent pas. « Tant qu’on peut gratter, on gratte » avoue Faouzia, marchande de poisson au marché, avec un bagout certain. « Nous, on rachète la marchandise à des revendeurs, qui se rendent dans les villages côtiers. De la main du pêcheur à la table du marché, les prix peuvent ensuite s’envoler. Les gens, qui ne comprennent pas toujours, veulent retrouver leur prix d’hier, sauf que nous, on a aussi besoin de bouffer autre chose que nos invendus. Alors, on est obligés de suivre le mouvement. Tout est devenu si cher ». Elle, comme ses collègues, fixent leurs prix en fonction de leurs autres besoins, qui leur reviennent de plus en plus cher. « Il n’est pas un seul commerçant dans le pays, qui ne vous parle de la guerre en Ukraine. On est tous devenus des spécialistes de politique extérieure et on parle de la guerre des occidentaux, comme si l’on parlait d’un petit conflit entre Bangwa et Hetsa ».
Le thon, pour rester concret, se vend toutefois entre 1250 et 1500 fc, « si tu te rends sur le rivage ». A Moroni, les revendeurs entre deux ruelles peuvent le céder à 2.000 francs. La bonite – pwere, que les Comoriens ne mangeaient pas avant – coûte, elle, plus cher. A 2500 ou 2250, le kilo. « Mais c’est notre seule consolation, en matière de prix. Les produits de la mer nous sauvent ainsi du poulet, dont tu perds la moitié de la chair à la cuisson. Une fois décongelé – pour la enième fois, parfois – tu vois son véritable poids. Ça n’a rien de gratifiant ». Mariama, elle, est persuadé que le poulet est un choix par défaut « Avant, la volaille nous prenait tout notre temps. Cuisiner un poulet par le passé obligeait à se lever le matin, à l’attraper dans une basse-cour, à l’égorger selon les rites, à le dépiauter à l’eau chaude, puis à le préparer avec soin, en y ajoutant les oignons, les épices, les tomates. Le poulet congelé, aujourd’hui, oblige à une cuisine rapide, sans saveurs. On le mange, à défaut d’autre chose. Un vrai poulet de basse-cour peut coûter jusqu’à 4.000. On préfère celui qui a chevauché les mers pour arriver jusqu’à nous ». Tout ce qui a rapport à la cuisine coûte relativement cher pour la bourse du Comorien moyen en cette période.


Katrilesi et ilosa. Les images illustrant cet article sont empruntés au profil FB de Sania Tourqui/ Kheir DDawedjou (Eekudja Delices/ la cuisine comorienne et d’ailleurs), une des spécialistes connues sur le réseau de la bonne cuisine moronienne d’antan…
Même la tomate, pour ceux qui en usent encore, vous arrache le cœur. Le kilo de tomates plantées est passé à 1500, la boîte de tomates concentrée à 175. Mais cela n’est rien, comparé aux autres prix. 25 kilos de patate douce au prix du récoltant sont à 3500. Le fruit à pain à 1.000. Le régime de bananes est à 2.000 francs, le sac de 25 kg acheté dans l’arrière-pays à 15.000, à Volo Volo à 20.000. Manger des bananes au coco – un plat populaire, par excellence – est devenu un événement en soi. Une noix de coco est au prix de 350 ou 400. « Je vais vous dire. Même les tsonga[1], qu’on négligeait au champ dans le Mbadjini, sont cédés à 3250 francs, désormais » ajoute une vendeuse. En magasin, le kilo de farine se situe entre 650 et 750 francs. « On n’ose pas penser au prix de la galette. Kuskuma, lihoho, mkatra-futra. Dans certaines familles, cela relève presque du superflu ». Le prix de la baguette-qui-trompe-la-faim est maintenant à 200 chez le boulanger au lieu de 175. 10,5% d’augmentation. Les 25 kilos de sucre sont à 15.000 francs, le kilo à 750 chez le détaillant. La boîte de lait est passée à 500, le kilo de lait en poudre à 5.000. « Le samli se négocie entre 2.000 et 2.500, au lieu de 1.000 et 2250 avant, et le litre de pétrole lampant est passé à 500, 7.000 le bidon de 20 litres à la station », dit-elle encore. « Prenne qui peut, et pas qui veut. La vérité, c’est Dieu lui-même qui nous tient en vie, en nous assurant notre pitance ».
Dans Al-Watwan, la semaine passée, on lisait ceci. Une femme, du nom de Mma Fatima, rencontrée au marché de Volo Volo, s’inquiétait : « Ce n’est pas du tout normal la situation dans les marchés. Tout est cher. Avec 5.000 francs, on ne peut pas garantir un seul repas familial »[2]. Mais la situation n’est pas mieux, en dehors de la capitale. A Ndzuani, Ahmed Zaki, directeur du commerce dans l’île, répondait à Sardou Moussa, journaliste à Al-Watwan : « On ne peut pas appliquer la loi. Des grilles tarifaires sont arrêtées par le gouvernement, mais l’expérience montre que la population elle-même n’y adhère pas… Nous ne pouvons pas poster un soldat devant chaque boutique ! Le citoyen doit soutenir les mesures du gouvernement, quitte même à ne pas acheter [le produit vendu au-delà des tarifs fixés] »[3]. A Ngazidja, des commerces fermés ont rouvert le lendemain. Le journaliste prend soin de rappeler que le ministre Ahmed Ali Bazi avait promis « une descente sur le terrain des forces de l’ordre » au service du contrôle des prix. Mais les promesses du gouvernement n’engagent que ceux qui les entendent.
L’inflation se serait mis à battre des records, cette année. En moyenne, elle se situait à 18,7% à la fin de l’année dernière selon les chiffres de l’INSEED. « Un niveau jamais égalé depuis six ans » selon La Gazette des Comores[4]. Le coût de la vie s’abat sur le Comorien, telle une massue sur son crâne. Les prix s’enflamment, pendant que se comptabilisent les projets agricoles financés par l’Union européenne ou l’AFD. « Doit-on ou peut-on déléguer la production locale à des ONG extérieurs ? Le pays ne fait-il pas fausse route, en confiant sa nourriture à des visions extérieures qui ne lui profitent pas ? Parler de mieux manger durant ce mois de ramadan est en tous cas un leurre. Autant rêver du paradis à la place » concède un vieux religieux, lors d’un darsa de l’après lanswiri au quartier Magudju. Le darsa représente cet espace qui rassemble de plus en plus dans les mosquées. Comme si les gens y apprenaient le pardon, à défaut de pouvoir crier leur lassitude dans les rues.
Houmedi
Image en Une : Kuskuma. Les images illustrant cet article sont empruntés au profil FB de Sania Tourqui/ Kheir DDawedjou (Eekudja Delices/ la cuisine comorienne et d’ailleurs), une des spécialistes connues sur le réseau de la bonne cuisine moronienne d’antan…
[1] Variante de tubercules.
[2] « Produits de première nécessité : des prix encore te toujours insupportables dans les marchés », Al-Watwan, ASN & Nakib Issa, 24/03/23.
[3] « Vie chère : un ramadhwani qui s’annonce coûteux à Ndzuani », Al-Watwan, Sardou Moussa, 16/03/23.
[4] « Pouvoir d’achat : l’inflation atteint un niveau historique », La Gazette des Comores, Maoulida Mbae, 02/01/23.