On les voit, mais on ne sait rien d’eux. Combien sont-ils ? Où vivent-ils ? Ont-ils des parents ? Conséquence (entre autres) de la lutte contre l’immigration clandestine, le phénomène des mineurs isolés a pris une ampleur inquiétante, ces derniers mois. Si rien n’est fait, « Mayotte deviendra le plus grand orphelinat à ciel ouvert de la région », craint un observateur. Cet article paru dans le n°67 du journal Kashkazi d’octobre 2007. A quelques jours de l’opération dite Wuambushu, cette enquête signée Carayol permet de comprendre comment des enfants nés ou grandis à Maore sans leur parent expulsés se retrouvent hors du système, aujourd’hui. C’était il y a 15 ans…
Si rien n’est fait, « Mayotte deviendra le plus grand orphelinat à ciel ouvert de la région ». Cette phrase, Mohamadi la répète sans cesse tous les matins depuis le début du mois de ramadan. Allongé sur le dos, les jambes repliées, il quémande un peu d’argent ou du pain aux clients qui entrent dans le supermarché Sodifram, à Kaweni. Il doit avoir 10 ans, 11 peut-être, et dit qu’il est en CM1. Il est 11h15. Il affirme qu’il a école à midi. Sa mère, assène-t-il d’un ton hésitant, lui donne à manger une fois par jour. Pas suffisant…
Un autre garçon du même âge s’approche, une baguette de pain à la main. Il dit que c’est son frère. Mais chacun tente individuellement de glaner quelques miettes. Lorsqu’un client offre à Mohamadi des Vache qui rit et du pain, il quitte les lieux. Juste à l’entrée, un petit garçon pieds nus, une dizaine d’années, attend devant les portes ouvertes, sous le nez des clients. Il a l’air de tenir des pièces de monnaie à la main. On dirait qu’il veut mendier mais il ne dit rien. Comme je le regarde il me dit « bonjour ». Je lui demande ce qu’il fait et s’il a un problème, il répond que non. Il attend juste sa sœur qui est à l’intérieur du magasin. Il a l’air de connaître d’autres gamins plus âgés, des ados, assis sur un muret devant l’entrée à tripoter des téléphones portables, à se relayer sur un petit vélo pour faire des tours. Deux sont plutôt bien habillés. Un autre porte un vieux maillot de sport et un short pourri.
Un autre soir, toujours sur le même parking, ils sont trois gamins, du même âge à peu près, à tendre la main. Ils vont de client en client, obtiennent parfois des biscuits ou du pain, rarement des pièces. « Les gens veulent pas nous donner de l’argent. Ils nous demandent toujours qu’est-ce qu’on en fera », raconte Hamid. « Ils nous posent des questions. Où sont nos parents ? Est-ce qu’on va à l’école ? » Son père, Hamid ne le connaît pas. Sa mère vit sur les hauteurs de Kaweni, quartier Lazerevuni. « Elle est clandestine ». Lui non plus n’a pas de papiers. Pourtant, il est né ici, et croit savoir que son père est français. « Elle travaille pas » poursuit-il. « Tous les jours elle va aux champs avec mon autre frère. Mais moi j’aime pas. Je préfère venir ici ». Il dit ne pas aller à l’école et trouver de quoi ne pas trop souffrir de la faim en faisant ainsi la manche. Son copain, Abdou, a, lui, perdu ses parents. « Mon papa est mort quand j’étais petit », énonce-t-il. Il doit avoir 12 ans. « Ma maman a été attrapée par la police, il y a plusieurs jours. Elle n’est pas revenue. Mes voisins s’occupent un peu de moi mais pas trop. Ils disent qu’elle va bientôt revenir. Elle est à Anjouan ». Il continue d’aller à l’école, au CM2, mais dit être obligé de demander à manger aux gens. « Mes voisins me donnent leurs restes. C’est pas assez. Le matin j’ai trop faim ».

Kawéni. Cette jeunesse perdue des bidonvilles…
Plus loin, Djaloud, 14 ans, dit vivre seul dans son banga depuis l’âge de 12 ans. « Mon père, je l’ai jamais connu. Ma mère travaillait au marché, mais elle s’est fait attraper par la police et a été renvoyée avec mes deux frères de 5 et 7 ans. Moi, j’étais pas avec elle quand elle a été attrapée et je vivais déjà ma vie. Je suis allé à l’école jusqu’à 13 ans, mais après, mes résultats étaient pas bons et je savais pas quoi faire. J’avais pas envie de retourner en classe ». Djaloud fait quelques fois la manche. « Quand j’ai rien à manger ». Mais la plupart du temps, il se débrouille, selon ses propres mots. « Je fais du business », entonne-t-il sur le refrain de ses aînés. « Je vends des montres au marché ». Accompagné d’un de ses copains, qui n’a pas voulu me dire son nom, Djaloud m’amène dans son « quartier ». Un hameau de six banga situé sur les hauteurs de Kaweni, loin de la dernière case. « Ici on est tranquille. On fait ce qu’on veut. Personne vient nous emmerder et les flics ne passeront jamais ». Dans son banga, il s’est installé un lit, une table et quelques photos. « Je vivais ici même quand ma mère était là. Elle avait pas beaucoup d’argent et je devais déjà me débrouiller. Elle devait d’abord penser à nourrir mes deux frères », dit- il en prenant l’air adulte. Ses voisins sont comme lui : « Sans parents ou qui ont quitté leur maison parce que ça se passait mal ». Certains, assure-t-il, ont des portables, d’autres des beaux vêtements. « Ils se débrouillent bien », lâche-t-il sans en dire plus. Lui est plus déguenillé.
Voilà quelques mois que ces mendiants en culottes courtes hantent les parkings des supermarchés de Maore. On les trouve aussi au marché, à l’entrée de la barge ou dans la décharge de Hamaha, où chaque jour ils inhalent des odeurs pestilentielles pour récupérer des vêtements ou des objets. Certains font régulièrement les poubelles des quartiers huppés de la capitale.Ils seraient des centaines, estiment les travailleurs sociaux qui les côtoient sur le terrain. Mais il est impossible de connaître leur nombre exact. « On ne sait rien d’eux », affirme une éducatrice qui a travaillé sur Kaweni (et qui a tenu à garder l’anonymat). « Ils sont complètement hors système : souvent déscolarisés, sans papiers, ils n’entrent dans aucune case ». Pas même la case Justice. Parmi les 300 nouveaux dossiers ouverts chaque année dans le cabinet du juge des enfants, les cas de mineurs isolés sont encore minoritaires, loin derrière les affaires de jeunes enfants victimes de viol ou de violences, en voie de déscolarisation ou sur le chemin de la délinquance pour lesquels les parents dépassés appellent à l’aide. « Mais c’est l’aspect le plus visible des mineurs en danger », note notre éducatrice. « Paradoxalement, ces enfants que le grand public voit le plus sont ceux que les institutions ne voient quasiment jamais ». « Le problème des enfants en errance est devenu très important. On trouve de toutes les situations : certains sont déscolarisés, d’autres non, certains sont dans une maison, d’autres se débrouillent seuls… », confirme Philippe Duret, directeur de l’association Tama, qui travaille à la réinsertion des jeunes en difficultés. « On ne peut pas avoir une idée de combien ils sont, ni comment ça évolue, mais il y en a, ça c’est sur, donc il y a un problème. Aujourd’hui on a des gamins dont on ne sait rien : où ils vivent ? Sont- ils scolarisés ? Par qui sont-ils élevés ? »
Chaque semaine, de très nombreux enfants seraient séparés de leur mère – ou leur père -, laissés à la famille (parfois éloignée) ou au voisins, ou abandonnés à leur propre sort, assure Catherine Fleury, responsable du service de milieu ouvert de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Dix, vingt, trente ? On ne sait pas. Une chose est sûre : ils sont de plus en plus nombreux et le phénomène ne fait que s’accélérer depuis quelques mois. « S’il est difficile d’avancer des chiffres, on observe effectivement une hausse des enfants isolés », indique Christine Leroy-Fiche, directrice de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), un service du Conseil général chargé de suivre les mineurs en danger. « On voit ces enfants qui mendient, certains sont dans un état pitoyable d’un point de vue hygiénique ». Une conséquence parmi d’autres de la chasse aux sans-papiers organisée chaque jour par les autorités préfectorales. « Il y a eu une grosse augmentation ces derniers mois. C’est en partie lié au fait qu’avant, il n’y avait pas d’outils d’estimation, mais c’est aussi une résultante des nombreuses expulsions », affirme C. Fleury. 13.253 personnes refoulées du territoire en 2006, déjà plus de 10.000 depuis le début de cette année : l’intensification de la lutte contre l’immigration clandestine a entraîné l’explosion d’un phénomène jusqu’alors marginal. Résultat inattendu de la politique migratoire dictée à Paris, il n’en reste pas moins évacué par les autorités. Si le préfet Vincent Bouvier s’est exprimé sur la question, avouant son inquiétude, rien n’a été fait pour endiguer ce « phénomène préoccupant ». « La préfecture est consciente du problème, très bien », s’insurge un militant associatif qui travaille auprès des sans-papiers, « mais que fait-elle ? Elle continue d’expulser les mères en masse. On sait très bien qu’elles laissent derrière elles des enfants, mais on fait comme si de rien n’était ».

Dans le quartier Jamaique dà Koungou, après décasage. Des mineurs isolés (ELLA LOU).
Les forces de l’ordre pourraient prolonger les gardes à vue de ces femmes, en attendant de retrouver leurs enfants et de procéder à un regroupement familial, comme le commande la loi. Mais il faut renvoyer le plus vite possible. La raison d’une telle désinvolture symbolise bien la période dans laquelle on se trouve – période du chiffre roi : si les adultes sont comptabilisés dans les chiffres de reconduites à la frontière, les mineurs ne le sont pas. Ils ne représentent donc aucun intérêt comptable pour la préfecture. Ainsi la mauvaise volonté n’est jamais très loin : récemment, deux mineurs se trouvant en détention provisoire à la prison de Majicavo dans le cadre d’une information judiciaire ont vu leur mère reconduite à la frontière, alors qu’une mesure d’investigation et d’orientation éducative avait été prise par le juge d’instruction. Les services de la préfecture, prévenus de cette décision de justice, ont malgré tout pris un arrêté de reconduite à la frontière (APRF). « Que feront-ils quand ils sortiront ? » s’insurge le militant associatif. « Qui les prendra en charge ? » « Qu’il y ait un ou dix enfants, la mère est expulsée » se désole une éducatrice. Consciente de ce phénomène « préoccupant » pour certains, « dramatique » pour d’autres, et qui fait dire à un travailleur social que « si ça continue, Mayotte deviendra le plus grand orphelinat à ciel ouvert de la région », la justice a imaginé, en collaboration avec la préfecture et l’association Tama, un dispositif afin de sensibiliser les mères reconduites à la frontière.
Mis en place en novembre 2006, réellement effectif depuis le début de l’année, il implique deux éducatrices de l’association qui collaborent avec les forces de l’ordre, et basent leur mission sur le principe suivant : mieux vaut rester avec sa famille qu’être scolarisé. « Pour le juge des enfants, il est plus important qu’un enfant soit avec sa mère ou son père, même s’il n’est pas scolarisé, plutôt que le contraire, c’est à dire qu’il soit scolarisé mais sans référent adulte », précise notre éducatrice. Quand des femmes sont interpellées, les deux travailleuses sociales interviennent, l’une au commissariat de Mamoudzou, l’autre à la gendarmerie de Petite Terre, dans le but d’effectuer des regroupements familiaux. « Elles s’entretiennent avec chaque femme et, depuis le mois d’août, les hommes aussi, car il y a des pères qui s’occupent seuls de leurs enfants. Elles leur demandent si elles ont des enfants, et si tel est le cas, si elles veulent les prendre avec eux à Anjouan. L’objectif est de sensibiliser les mères aux conséquences de l’abandon de leurs enfants à Mayotte : errance, déscolarisation, précarisation », explique Philippe Duret. « On fait en sorte qu’elles retournent avec leurs enfants ». La plupart du temps, les femmes collaborent. « Dans ce cas elles nous disent où se trouvent leurs enfants et on envoie des policiers les chercher ». Mais certaines préfèrent que leurs enfants restent sur le territoire mahorais. « L’argument avancé est la scolarisation. Elles ne veulent pas que leurs enfants quittent l’école. D’autres disent clairement qu’elles vont revenir, et qu’en attendant, un voisin ou une grand-mère s’en occupera ». Si Philippe Duret refuse de nous donner les chiffres de femmes expulsées sans enfants depuis le début de ce dispositif (il nous renvoie vers la préfecture), une éducatrice estime que les mères expulsées ont en moyenne entre 2 et 3 enfants à leur charge. « Imaginez combien ça fait d’enfants qui, chaque jour perdent leur mère », dit-elle. « Certaines reviennent. La plupart même. Mais pas toutes ».
Il existe bien des mesures pour retrouver ces gamins : en cas de refus du regroupement familial, l’éducatrice de Tama informe la préfecture et le parquet. Le juge des enfants décide alors de lancer une enquête. C’est le rôle de la PJJ. « On travaille sur ordonnance et jugement du juge des enfants ou du procureur », explique Catherine Fleury. « On intervient au tout début de la découverte d’une situation de mineurs isolés, dès que Tama a fait part d’une mère expulsée. Notre mission est de prendre contact avec les gens chez qui l’enfant se trouve. On effectue une première évaluation de la situation du mineur : est-il en danger ? Est-il scolarisé ? Est- il pris en charge ? A-t-il un père ? Souvent, la mère est expulsée et le père est là, mais souvent aussi, le père ne s’est jamais occupé de ces enfants, qui sont nés d’un deuxième ou d’un troisième mariage qu’il n’assume pas ». Une fois les renseignements collectés, « le magistrat prend une décision : soit il estime qu’il n’y a pas besoin d’assistance éducative ; soit il prend une mesure pour mineur en danger. Si on constate une situation catastrophique, on met en place l’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO). Un éducateur va mettre en œuvre tous les moyens possibles pour stabiliser la situation de l’enfant : trouver un référent, le re-scolariser, etc. Parfois on retrouve le père, mais s’il refuse de s’en occuper – c’est fréquent – car il ne s’en est jamais intéressé, on doit trouver un adulte référent. Ça peut être un frère ou une sœur, un voisin, une grand-mère… »

Dans un bidonville…
Ça, c’est dans le meilleur des mondes, où la PJJ aurait les moyens de son immense tâche. Mais avec trois éducateurs, quelques assistantes sociales, une infirmière et un psychologue, et avec d’autres missions que celle concernant ces enfants, la structure ne peut pas grand-chose. « Normalement c’est un système qui marche, quand on ales moyens, mais là on en manque cruellement. Nous ne disposons pas de centre d’accueil, nous sommes en sous-effectifs… Au niveau du recueil d’informations, qui demande une mise en action rapide, nous avons de très grandes difficultés à retrouver les enfants. Non seulement les renseignements sont flous [adresses incomplètes, noms souvent faux] mais en plus nous ne possédons pas assez de travailleurs pour les vérifier. Pourtant on a un bon outil avec Tama ». Ainsi, tandis que la PJJ traite actuellement 100 dossiers (Tama en compte environ 200), 90 sont en attente ! « Et ce ne sont que les cas connus. Il y en a des centaines d’autres qui n’arrivent jamais à nos oreilles ». S’ajoute une autre difficulté : lorsque le responsable provisoire des enfants qui ont perdu leur mère est retrouvé, il est convoqué par le juge des enfants. Mais bien souvent en situation irrégulière, il n’ose pas se rendre au tribunal. « On aboutit à des situations ubuesques », note notre éducatrice anonyme. Récemment, une mère a laissé derrière elle deux enfants : une fillette de 2 ans et un bébé de 5 mois. La première a été retrouvée, le second, non. « Personne ne sait où il se trouve ». « La difficulté, c’est comment les aider ? » s’interroge Christine Leroy-Fiche, à l’ASE. « En tant que citoyenne, je n’ai pas trouvé la réponse. En tant qu’éducatrice, le problème est que ce sont des enfants qui n’entrent dans aucune catégorie pour pouvoir être pris en charge par notre service. S’ils ne sont pas signalés comme étant des enfants en danger, nous ne pouvons rien faire »[1]. Si 60% des enfants placés dans des familles d’accueil ou suivis par des éducatrices de l’ASE ont vu leurs parents raflés par la police, Mme Leroy-Fiche avoue qu’il ne s’agit là que de la partie émergée de l’iceberg.
Comme la PJJ et le Tribunal, ce service ne dispose pas des moyens suffisants pour répondre aux besoins. Officiellement, l’ASE dispose de treize éducateurs et compte en recruter cinq de plus dans les prochaines semaines. Elle compte une trentaine de familles d’accueil (qui ne s’occupent pas que des enfants isolés, mais aussi des enfants maltraités, victimes de sévices sexuelles, ou qui ont des problèmes psychiatriques) qui fonctionnent d’ores et déjà à plein régime : « La norme voudrait qu’elles s’occupent de quatre enfants maximum. Là, elles en ont cinq ». Ainsi, la solution à ce problème, « on l’a : c’est le placement provisoire. Mais nous n’avons pas de place pour tous », reconnaît-elle, même si elle loue la volonté de la collectivité départementale de développer son action sociale. Chiffres à l’appui : en 2004, l’ASE avait placé 61 enfants, en 2005, 94, et en 2006, 113. « Cette année, nous en sommes déjà à 96 ». « Le CG a à cœur de répondre à sa mission le plus correctement possible », dit-elle dans un discours très policé qui est cependant loin de la réalité présentée par le Juge des enfants. Selon lui, jusqu’en septembre 2007, seuls 6 éducateurs à plein temps et un à mi-temps étaient en poste à l’ASE pour exécuter les décisions de justice. Fin septembre, près de 42% des mesures éducatives concernant presque 500 mineurs étaient en attente d’un rapport, avec parfois plus d’un an de retard. En outre, une douzaine d’enfants ont été placés en famille d’accueil de manière permanente, sans que le juge des enfants l’ait décidé et donc sans titre légal.
A la préfecture comme au Conseil général, on se renvoie la balle. La première estime qu’il s’agit de la compétence de la collectivité départementale que de s’occuper de ces enfants. Son discours frôle le cynisme : les Comoriens sont malins, si on ne renvoie pas les mères parce qu’elles ont des enfants, alors tous diront qu’ils ont des enfants et on ne pourra renvoyer personne. C’est la même théorie qui avait poussé la préfecture à bouder le projet d’installation dans l’île de Médecins du monde en 2006 : elle estimait qu’il s’agirait d’un appel d’air pour les candidats à l’immigration. « Comme si tous les Comoriens étaient au courant de la législation » s’insurge un homme de droit. « Moi, je remarque surtout que beaucoup sont paumés. Combien pourraient être potentiellement éligibles à la nationalité française parce qu’ils sont nés ici ou ont un père français ? Ils sont nombreux, mais ne s’en préoccupent pas ou en tout cas, souvent trop tard. Ils sont du coup marginalisés ». De son côté, la collectivité départementale avance que la gestion des flux migratoires et donc ses conséquences est une mission de l’Etat, et que les forces de l’ordre devraient recourir au regroupement familial avant de renvoyer les mères. Ce n’est pas nouveau : la direction du service social de la collectivité freine des quatre fers toute aide aux « clandestins ». Elle ne remplit ainsi pas – pour l’heure – l’une de ses missions obligatoires : la mise en place des procédures de prévention afin d’éviter que les mineurs ne se retrouvent ensuite en danger. Les travailleurs sociaux de la collectivité – en janvier 2006, nombre d’entre eux avaient démissionné, ne cautionnant plus cette politique discriminatoire – ne peuvent que limiter la casse…

La guerre des compétences se traduit, sur le terrain, par une méfiance entre les services. Récemment, le préfet a annoncé par voie de presse la construction d’un centre d’accueil « pour héberger ces enfants abandonnés et les prendre en charge ». Pourtant, au Tribunal, on dit ne pas avoir été informé d’une telle décision. Simple effet d’annonce afin de calmer des médias de plus en plus sensibles à la question ? Quoi qu’il en soit, ce manque de concertation rappelle à quel point les relations entre les différents services sont tendues. La PJJ en sait quelque chose : lorsque la mère d’un mineur qu’elle suit est interpellée, la structure contacte le commissariat pour la faire libérer _ l’enfant devant rester sur le territoire, on ne peut expulser sa mère. Mais l’accueil est rarement chaleureux. « On demande de prouver que ce gamin est bien suivi par la PJJ, comme si la PJJ était un délinquant ! » s’insurge notre éducatrice. « Souvent, on leur demande l’ordonnance du procureur, alors qu’elle est confidentielle. Et parfois, on va jusqu’à leur demander de prouver qu’il s’agit bien de la mère de l’enfant, alors que c’est à eux de vérifier l’identité ! » Pendant ce temps, des mineurs isolés sont reconduits à la frontière en toute illégalité : un mineur n’est pas expulsable sans ses parents ; pourtant la préfecture a, pendant des mois, refoulé des centaines d’enfants en les rattachant arbitrairement à un adulte sans lien filial.
En attendant, que chacun prenne ses responsabilités, on compte sur les solidarités familiales et de voisinage pour limiter la casse. « Il faut mettre l’accent sur cette force de la société mahoraise », clame Christine Leroy-Fiche. « La solution ne passe pas par ce qu’on a pu faire en Occident. Au contraire, c’est la société mahoraise qui possède les réponses à ce problème ». C’est le cas pour l’instant. Quoique… « Le souci, c’est que les enfants s’occidentalisent très vite. Ils pensent désormais comme un jeune Guyanais, un jeune Réunionnais, et agissent comme eux. Face à ça, la société mahoraise est dépassée », analyse Philippe Duret. Si les solidarités sont notamment très fortes chez les Africains du Continent – « Pour eux, ce n’est pas un trop gros problème car il y a une grande solidarité. Récemment, une mère africaine a dû partir ; elle n’a eu aucun mal à trouver un foyer pour ses deux enfants, au sein de sa communauté » note Catherine Fleury –, pour les Comoriens des autres îles, « c’est moins facile, ils sont beaucoup plus nombreux et les solidarités s’effilochent ». « Il y a des enfants qui vivent seuls, qui ne vont pas à l’école, qui sont dans la rue, oui ! Mais il reste une solidarité de quartier : les enfants ne dorment pas dehors », confie notre éducatrice. Jusqu’à quand ? Si les premières semaines, le voisinage ou la famille acceptent ces gamins, la patience, la taille de la maison et les moyens financiers ont des limites. « Souvent, les premiers jours, ces enfants sont accueillis par le voisinage ou par un oncle ou une grand-mère », affirme Catherine Fleury, « mais cela ne dure qu’un temps ». « Au bout d’un moment, les gens ne peuvent plus s’occuper de ces enfants. Si la mère n’est pas revenue, ils les laissent se débrouiller tous seuls », explique notre éducatrice. « Ils trouvent un banga, se créent de nouvelles solidarités, entre gamins cette fois, et font leur ‘business’ comme ils disent. A partir de ce moment, ils deviennent incontrôlables ».
« C’est une grave crise humanitaire à laquelle on est confronté », ne cache pas Catherine Fleury. Outre la mise en danger de ces enfants, potentielles victimes de violences ou de viols et exposés aux drogues, à l’alcool et aux maladies, un problème se pose pour la société : « Plus on tardera à traiter la question des enfants abandonnés, plus on sera confrontés à des dossiers au niveau pénal ». S’il est abusif de lier la situation de ces enfants à l’augmentation de la délinquance, il est certain que ces gamins constituent une bombe à retardement dans l’île. « Un enfant qui apprend à se débrouiller à 12 ans, sans référent adulte, n’aura pas les mêmes repères que les autres. Le risque pour lui de ne pas suivre la voie tracée par la société est immense. Combien vont se retrouver en prison dans cinq ans ? » s’inquiète notre éducatrice, pour qui « expulser des gens, ce n’est pas tout. Encore faut-il en assumer les conséquences ».
Rémi Carayol
[1] Un des rôles essentiels de l’ASE est cependant de signaler les enfants en danger au procureur de la République pour qu’il saisisse les juges des enfants.