« La France défend son intérêt, nous, on a oublié de défendre le nôtre »

Gérald Darmanin, ministre français de l’intérieur, en collaboration avec la préfecture de Mayotte, s’apprête à lancer, incessamment sous peu, l’opération Wuambushu. L’objectif annoncé est de purger la quatrième île des Comores de sa population venue des trois îles sœurs. Un projet d’une grande violence, mobilisant près d’un millier de policiers, envoyés depuis Paris, qui risquent de perturber, pour la énième fois, l’équilibre de ces îles. Il y est question de déplacement de population, pour ne pas dire de déportation. Sollicité par La Gazette des Comores, Anissi Chamsidine, gouverneur de Ndzuani, a répondu, en rappelant son désir de voir émerger un autre discours sur la question française dans l’archipel. Paru dans le quotidien le 30 mars dernier, l’entretien pointe du doigt le silence orchestré par la France depuis 1975, avec la complicité des élites comoriennes. Le gouverneur prêche pour une nouvelle alternative, susceptible de relancer le débat, là où même les partis de l’opposition semblent empêchés de s’exprimer et d’agir.

Monsieur le Gouverneur, comme vous le savez, les autorités françaises au plus haut niveau, selon des sources de presse concordantes, envisagent de procéder à une vaste rafle et des décasages massifs concernant les comoriens des autres îles, résidant à Mayotte, et ceci dès la fin du mois de ramadan. Quelle est votre première réaction ?

Il n’est rien de plus dangereux que de vouloir « normaliser » ce qui ne l’est pas. Avec les années, on a fini par intégrer cette « fable », qui promeut la division entre des éléments de population de l’archipel. On connaît pourtant le poids des liens séculaires et historiques. Aucun mouvement ne peut l’effacer de notre mémoire. C’est inextricable, d’autant plus que la géographie nous tient lieu d’existence. Mais nous sommes bien obligés d’admettre que le discours des sécessionnistes et des extrémistes l’a emporté dans l’espace public avec une force inouïe depuis 1975. Aujourd’hui, on m’exige de répondre à une situation factuelle comme à un « fait accompli » depuis toujours, alors même que nous savons qu’elle a été fabriquée de toutes pièces. Les pogroms, les rafles, les déplacements de population, nous ramènent à des horreurs innommables[1]. Ce qui se prépare prend un caractère inhumain à nos yeux. Je ne peux l’accepter. Par contre, je pense qu’il est temps de s’asseoir avec nos voisins autour d’une même table pour discuter de l’avenir. Car il s’agit du destin de l’archipel. Que l’on veuille ou non, Maore et les autres îles sont liées. Le malheur d’une rive ne peut que nourrir l’instabilité de l’ensemble. Le partenaire français, quant à lui, ne peut pas donner l’impression de vouloir se débarrasser d’un problème qu’il a lui-même contribué à faire naître d’un geste aussi brutal que l’opération qui se prépare. Je ne peux accepter le déni et le mensonge. Je ne peux que condamner ce qui menace d’arriver.

A Bandramaji (ex Dépôt) dans le Nyumakélé, lors de la pose de la première pierre pour l’érection d’un lieu-mausolée en hommage aux morts et pour l’éducation.

L’on se rappelle qu’il y a quelque temps, vous aviez lancé un appel pour que les gens se rendent massivement à Mayotte, pour affirmer l’appartenance de cette île à l’ensemble comorien. Pensez-vous que cet appel doit être renouvelé dans le contexte actuel de rapports de force qui se mènent ?

On a mis nos voisins dans une même boîte, qui les oblige à ne plus penser à ce qui pourrait nous rassembler. On a réduit l’histoire de ce pays à un discours binaire, fait de « oui » et de « non ». Cela empêche toute réflexion autour de la complexité qui nous fonde. Je ne suis pas certain qu’une main extérieure viendra régler nos différends. Donc je pense qu’il appartient aux enfants de cet archipel de trouver la solution à leur crise. Tant que des éléments extérieurs iront dicter la marche à suivre dans ce qui relève de l’intimité archipélique, on ne trouvera pas de solution. Il faut aussi se demander à qui profite cette crise. Aux politiques ? Aux Etats ? Aux intérêts économiques et géostratégiques en place ? A la géopolitique ? En tous cas, pas aux habitants de cet archipel. Moi, je dis qu’il faut s’asseoir autour d’une même table. Si la division devait payer, il y a longtemps qu’on l’aurait su. Maintenant, il nous appartient d’inventer autre chose : une alternative ! Aussi bien à Maore que dans le reste de l’archipel, je pense qu’il existe des gens qui aspirent à autre chose, à une forme de paix entre nous. C’est un devoir qui nous incombe, par rapport aux prochaines générations.

En tant que politique, je pense que nous avons échoué, nous n’avons pas été à la hauteur des défis qui nous incombaient, et ce, depuis le siècle dernier. Mais l’espérance est permise. A nous de trouver une autre manière de construire cet archipel. Tout ceux qui diront le contraire auront forcément tort. Ce n’est pas parce que je n’ai pas « la solution » à mon niveau que je ne peux pas la trouver en échangeant avec mon voisin. Je suis de ceux qui pensent qu’on peut échanger sans se perdre. C’est à ce seul dessein que j’ai avancé ma proposition, mais je ne refuse pas de trouver une autre manière de faire sens, ensemble.

A Mramani, au lieu-dit Bandramaji, lors de la première prière d’un lieu initié en hommage aux victimes du Visa Balladur.

Certains analystes estiment à juste raison que la situation qui sera générée par les mesures de l’Etat français, risque d’être porteuses d’instabilité sociale et de violence. Avez-vous envisagé des mesures avec les autorités centrales pour y faire face le cas échéant?

Il y a eu une démonstration de forces. De la part du ministère de l’intérieur comorien, la nuit du jeudi 16 mars, à Moroni. Une opération organisée dans le sud de la capitale, pour donner l’impression que les autorités ont les moyens de maîtriser ce qui n’est pas maîtrisable. Car il est dangereux de vouloir comparer ce qui n’est pas comparable. Il est une violence à Maore qui nous dépasse, par rapport à laquelle nous ne sommes nullement préparés. Ceux qu’on assimile à des « enfants de rue », là-bas, sont des exclus du système français, qui se sont nourris de violence coloniale et qui n’ont plus rien à perdre. Les Comoriens disent : « uo alidza nalarie ». Nous pouvons contribuer à gérer la crise à Maore, et nous avons intérêt à le faire, parce qu’il y va de la stabilité de l’archipel. Mais nous ne pouvons pas prendre en charge ce que le système d’occupation illégal a fabriqué contre nous. Ces enfants sont nés, ont grandi à Maore. L’Etat français a les moyens de réfléchir à leur insertion, tout comme il se donne les moyens de les traquer, aujourd’hui. L’Etat comorien, lui, ne dispose d’aucun moyen pour faire face à une réalité qu’il n’a jamais souhaité. Une réalité qu’il n’a jamais produit, non plus. Arrêtons de raconter des histoires ! Ces « enfants », qui ne sont plus des enfants, ne sont pas arrivés, il y a deux jours à Maore. Ce n’est pas parce que l’Etat français le fait croire aux médias français que c’est vrai. Nos voisins le savent, tout comme nous. Nous pouvons faire des propositions pour une meilleure prise en charge, mais nous ne pouvons pas assurer une intendance, pour ne pas dire une gestion de crise, qui dépasse même les forces de l’ordre, arrivées depuis Paris.

Si vous devez apporter un jugement sur nos rapports avec la France sur la question de Mayotte, que serait-il ?

Nos jugements en tant que politiques ont toujours été hâtifs et définitifs sur cette question. A ce jour, ils n’ont rien donné de bon, car prononcés dans le vide, sans aucun moyen. La France a tenté de nous imposer des solutions, sans tenir compte des habitants de cet archipel. Elle s’est toujours alliée les élites, qui n’ont eu d’autres possibilités que de profiter de la crise. Aucune solution n’a fonctionné venant de toutes ces personnes réunies. Il est peut-être temps de raisonner cette situation autrement, en faisant confiance à l’intelligence collective de cet archipel. Car elle existe vraiment, cette intelligence, et vous verriez, si cela arrivait un jour, comment le discours changerait. La France défend son intérêt, nous, on a oublié de défendre le nôtre. On s’époumone devant les assemblées, sans avancer le moindre élément de solution. Jusqu’à quand ? La France, qui débarque dans l’archipel pour ses seuls intérêts, finit toujours par repartir. Paris, que je sache, ne se situe pas à quatre kilomètres d’ici. Mais nous, quand est-ce qu’on va réfléchir par rapport aux habitants de cet espace, qui, eux, ne pourront pas repartir ailleurs ?

Quand je dis « nous », je ne parle pas que des seuls politiques de ce côté-ci de la rive. Je parle de tous les enfants de cet archipel, qui ont intérêt à ce que la paix revienne en nos terres, parce qu’ils n’ont nulle part d’autre où aller, nulle part d’autre où enterrer leurs morts, où vivre avec les leurs, dans l’espérance d’un monde meilleur. Ils peuvent changer de nationalité, passer de « comorien » ou de « mahorais » à « français », ils ne seront jamais que ce qu’ils sont. Des enfants de cet archipel, parce que leur mémoire y est inscrite à jamais ! Je lance donc un appel à tous ceux, à toutes celles, qui pensent que nous sommes à notre place dans ce pays, que nous sommes légitimes dans la revendication de ce territoire, et que donc nous méritons une autre vie que celle qu’on nous fait subir. Je leur lance un appel, parce que le temps est peut-être venu de construire une alternative, qui ne soit pas écrasée sous le poids de la « colonialité »[2].

Devant la stèle de Mirontsy, Anissi Chamsidine prenait l’engagement de contribuer à entretenir la méoire des victimes du Visa Balladur en janvier 2019.

Le conseil de ministres de ce mercredi 15, tenu à Anjouan, a abordé le sujet, mais le porte-parole a indiqué qu’ils ne vont pas répondre aux médias français. Les deux gouvernements vont discuter, cela n’est-elle pas une façon d’esquiver le sujet ?

Je penche toujours pour l’idée d’une intelligence collective à construire. Les personnes-ressources existent. Elles ne sont pas nombreuses, mais elles existent. Quant à faire le mort, ce n’est pas une solution. Se refuser à parler aux médias français, qui, par ailleurs, ne racontent rien de notre situation, ne fait que renforcer la chape de plomb qui nous écrase. Nous devons parler au monde. Les journalistes, les intellectuels, les gens censés, qui tiennent à vivre en paix dans cet espace, ont intérêt à dire ce qui s’y passe, en vrai. Le silence ne nourrit que le silence, et on a trop entendu de contre-vérités sur nos réalités. Maintenant que nous avons l’Union Africaine, à portée de mains, nous devons pouvoir relancer l’alternative avec force et intelligence. Les deux adversaires, qui continuent à discuter dans l’ombre, dans une forme d’intimité bilatérale, sans témoins, sont un problème que tout le monde peut comprendre. Le rapport de force n’y est pas équilibré. Le plus fort y gagne toujours sur le plus faible. Alors oui ! Je pense qu’il nous faut communiquer sur ce qui nous arrive.

En tant que gouverneur de l’île où sont débarqués tous les expulsés, quelles mesures comptez-vous prendre sachant que certains s’adonnent à la délinquance dès leur arrivée ?

Je crois qu’à chaque fois, durant mon mandat, j’ai essayé d’opter pour une réponse digne. Mais je ne suis pas l’Etat comorien. Je m’occupe seulement d’un espace à caractère limité. Je suis le représentant d’une partie insulaire de mon pays. La réponse sécuritaire, elle, viendra des Etats qui cogèrent cette crise. C’est trop facile de me demander de régler ce que les autres ont généré. Uo alidza nalarie, je vous l’ai dit. Moi, je suis là pour penser l’alternative, et non pour gérer une crise sur laquelle je n’ai jamais eu mon mot à dire. Ne m’exigez pas l’impossible, à moins de vouloir imposer une situation sans retour à mes administrés. Ndzuani ne peut faire face seul à cette crise. Contrairement à ce que l’on raconte, elle ne l’a pas nourrie. Ou alors, c’est tout le pays qui l’a fait, malgré lui…

Un message  particulier à  la population ?

Arrêtons de nous mentir ! Ce pays a besoin d’une alternative pour se reconstruire, pour s’accomplir. Sa géographie parle d’elle-même. Elle ne ment pas. Quatre îles arc-boutées sur un même destin d’archipel. On aura beau dire, beau faire, beau croire… Nous restons les seuls responsables de ce qui nous désunira demain. On ne pourra pas toujours se revendiquer de ce que l’autre nous a fait subir. La vie n’est pas une fatalité. Nous sommes, certes, tributaires d’un passé, qui pèse de tout son poids sur nos épaules, dès qu’il s’agit de faire le décompte des violences subies, mais la seule manière d’en sortir est de libérer la parole dans toutes ses latitudes. Il nous faut apprendre à déconstruire le vécu passé pour sortir de ce qui est presque devenu une prison pour nous et nos enfants.

Propos recueillis par Nabil Jaffar (La Gazette des Comores)


[1] Le déplacement de population est même considéré comme un crime contre l’humanité à la Cour pénale internationale.

[2] Notion, qui signifie, aujourd’hui, que le fardeau colonial est porté par tous, aussi bien par le colonisé que par le colonisateur. Tous, sommes poings et mains liés par cette histoire de domination.