« La vérité jamais ne se noie. L’adversité sort ses gros bras. Un travail de propagande est sciemment orchestré. De la mauvaise foi et un déni total de l’histoire. Faut-il se taire ou rétablir le sens de ce qui ronge l’archipel ? Il nous importe de signifier d’où nous vient l’agression. On ne peut parler du présent sans évoquer le passé. Pour panser nos blessures, on a besoin plus que jamais d’opposer un autre récit à l’adversité ». Texte lu par Soeuf Elbadawi sur la Place de la République, aux côtés du CSUM, le 15 avril 2023, contre l’opération de force menée par Gérald Darmanin à Maore.
C’est terrible ! On avait un problème de territoire en 1974. Il y a eu des morts, entretemps. Des temps d’instabilité, des coups d’Etat, des présidents assassinés, des noyades en mer. Mais on risque de vivre une énième tragédie, qui, elle, nous rapproche du crime de masse, aujourd’hui. Ce ne sont pas les Comoriens qui en parlent le mieux, mais la communauté internationale et ses lois. Et c’est vraiment important d’y réfléchir à deux fois…
En 1974, lors de la « consultation », nous avions deux camps de « mahorais ». Les soroda et les serrelamen. Pour les premiers, on s’autorise volontiers à parler de milices organisées. Les seconds, eux, sont qualifiés de traîtres, par ceux qui les ont combattu. On connaît tous les tenants et les aboutissants de cette histoire. Les premiers se chargeront de virer les seconds. Une opération de nettoyage pour les empêcher de dire non à la France coloniale. Et l’Etat français, imperturbable dans son habit blanc, semble s’être contenté d’observer les événements. On n’a jamais comptabilisé les horreurs que les premiers ont fait subir aux seconds – des exactions de toute sorte – mais on se laisse gentiment empapaouter par les politiques français, qui s’adonnent au récit du frère soudainement dressé, on ne sait comment, contre le frère d’en face. Ils parlent de lutte fratricide séculaire, alors que nous devinons assez bien qui divise dans l’arrière-cour, pour mieux régner.
A l’époque, le discours est rude de la part des soroda. Mais les serrelamen représentent… ont toujours représenté, une possibilité de conversation entre une rive et l’autre. Les serrelamen, qui ont été déportés de l’autre coté de l’archipel, s’inscrivent de facto dans ce dialogue à construire. Ceux qui sont demeurés à quai, pour leur part, ont appris à se taire, par peur de l’intimidation. On dit qu’une liste noire circulait à la préfecture. Donc ce que la France a réussi, à ce moment-là, c’est le fait de diviser la population au sein même de l’île en deux camps opposés. Puis les années ont passé… Et grâce au sale travail réalisé par les pro coloniaux, on a touché le fond. Avec à chaque fois, il faut le dire, cette voix, silencieuse, remontant d’entre-les-eaux, pour dire que yes we can, nous pouvons le faire, nous entendre, entre habitants de cet espace, un jour.
Sur la place de la République à Paris (Images NED).
Puis est arrivée l’extrême droite – la nouvelle génération de cette extrême-droite -, prétendument sans appartenance partisane. Ces hommes et ces femmes ont forgé des outils de langage 2.0 au service de la haine et de la division. Ils ont une pensée réductrice, font du lobbying partout où ils passent, décomplexent les « mahorais »… et les prépare au pire des scénarios. Il faut écouter leurs discours de près pour apprécier le sens qu’ils ont du déni, des discours qui sont repris par autant de disciples convaincus. Ils s’engagent pourtant dans une spirale du mensonge, qui est intenable, pour nous tous. Il suffit de se rappeler les faits, pour comprendre qu’ils sont juste en train de spéculer sur le pire. Ils ont de la réplique, même si on sait qu’ils mentent… Quand ils s’adressent à vous, vous l’avez certainement vu sur les plateaux télé, ils vous coupent la parole, s’érigent en maîtres de la vérité, au point de miner le microcosme intellectuel, vivant sur l’île de Mayotte. Personne n’ose les contredire dans l’île.
Ces gens, on le comprends, ont un projet, celui de couper définitivement les liens de Mayotte avec le reste de l’archipel, de telle sorte que demain il ne puisse plus exister la moindre possibilité de converser entre nous _ gens de ces îles. Je ne sais pas comment vous l’expliquer, mais je dois dire qu’ils me font peur, très sérieusement peur. Car ils misent dans une forme de populisme sans nom, qui gagne du terrain, chaque jour un peu plus, dans les esprits.
Après eux, a-t-on envie de dire, il n’y aura plus de lutte fratricide, puisqu’il n’y aura plus de fratrie à sauver. Voilà, pourquoi je les trouve dangereux. Avant, on s’engueulait, on se fracassait, les uns contre les autres, on se jetait même des invectives aux visages, les jours de mauvaise pluie, mais il y avait toujours cette espérance d’un dialogue possible (entre nous). Sans doute, parce que tous les « Mahorais » ne peuvent être d’accord avec eux. Sans doute aussi, parce que les « Comoriens » n’ont jamais désespéré de leur voisin d’archipel. Frère, cousine, amie…
Sauf que ces gens-là, eux, n’ont pas arrêté de travailler, ils ont poursuivi leur sale travail, tel le bolide sans ses freins, lancé sur une mauvaise pente. J’aimerais cependant dire cette chose, essentielle au débat. Quand Estelle Youssoufa jouait les citoyennes en colère, on pouvait la suspecter d’être quelqu’un de singulièrement mauvais, par rapport à l’idée même d’un archipel qui se cherche un destin en commun. Mais quand Estelle devient députée française, par contre, on monte d’un cran, on change de niveau d’écoute. Ce n’est plus l’activiste d’hier qui parle, c’est une représentante de l’assemblée nationale française, qui s’adresse aux foules. Ce qu’elle dit, elle le fait au nom de la nation française, qu’elle le veuille ou non. Et quand elle agresse verbalement ses adversaires désignés, quelque chose de nauséabond s’en dégage.



Sur la Place de la République à Paris.
A la seule différence que l’Etat français, qui a les moyens d’arrêter ce rouleau compresseur, feint de ne pas voir ce qui advient de nos questionnements. Je comprends que Darmanin ait envie d’expérimenter à Mayotte ce qu’il essaiera de faire plus tard, sur l’ensemble du territoire français, avec son projet de loi de l’immigration. Mais permettre à ce que des déplacements de population, pour ne pas dire des déportations de masse, aient lieu, est une limite que l’Etat français se doit de ne pas franchir. Les Comoriens, certes, n’ont pas toujours la parole sur ce qu’il leur arrive. La preuve, hier encore, samedi 15 avril, nous n’avons pas pu exprimer notre colère dans les ruelles de la capitale comorienne. N’est-ce pas le comble ? De ne pouvoir parler en son pays ? L’Etat, qui, pourtant, avait donné son accord, a comme reculé et s’est mis à intimider les organisateurs de cette manifestation à Moroni. Je dis « comme », parce que ce n’est jamais très clair, ces « histoires ».
L’Etat aux Comores nous empêche de dire « non » à ce qui nous arrive, par rapport à Mayotte. Et l’Etat français, par le biais d’une de ses représentantes, qui, de fait, remet en question l’objet et l’éthique même de ses institutions – notamment la Commission nationale consultative des droits de l’homme – s’apprête, à son tour, à adouber une situation de non-retour dans l’archipel. Tout ça pour dire qu’en 1974, on pouvait encore tergiverser. Mais qu’aujourd’hui, nous savons que ce sont les Etats, qui s’allient contre les intérêts des habitants de cet espace. Ils ne veulent pas que l’on vive en paix. Na haki io ke zama. La vérité, j’ai envie de dire, jamais ne se noie. Dites-le à votre tour à vos voisins, dites-le à vos amis, pour qu’une chaîne de solidarité puisse s’organiser avant l’ultime bascule, qui nous fera tomber dans l’inhumanité la plus totale. Ces pogroms n’en sont que le début…
Chez nous, on dit uo alidza na larie. Ces Etats – français et comoriens – ne peuvent se dédouaner de leurs responsabilités respectives sur notre dos.
Soeuf Elbadawi