Quand Darmanin révèle la fin de notre humanité

Mayotte s’apprête à subir la répression terrible de l’opération Wuambushu, orchestrée par le ministre français Darmanin et ses complices déclarées. Parler de violence coloniale serait probablement plus approprié. Ici, le point de vue d’un citoyen d’archipel depuis cette île, où il voit débouler la maréchaussée française dans toute sa fureur, pour une énième opération de déshumanisation. Texte lu, aux côtés du CSUM, par Mohamed Nabhane, lors de la mobilisation contre Wuambushu, sur la place de la République à Paris, ce 15 avril 2023.

Décasage, reconduite, nettoyage, tous ces termes conduisent au même crime : déplacement forcé de population à l’intérieur de ses frontières. Car les faits sont là : occuper Mayotte même avec la bénédiction d’une tranche de la population, elle-même issue des déplacements de ses parents ou grands-parents, conduit forcément à renoncer à ses principes et à toute cette belle rhétorique brandie comme emblématique du prétendu pays des droits de l’homme.  La nature a ses droits et ses logiques, les bafouer c’est pour l’humanité moderne en payer les conséquences aujourd’hui.

L’humain a son histoire séculaire et la circulation dans un archipel est par essence un mouvement constitutif et irrépressible. Espérer y mettre un terme, est une illusion prétentieuse, et forcément criminelle. Les Comores sont un poumon qui intègre et redistribue, rien ne peut et ne pourra arrêter ce mouvement. Depuis 1975, la France bafoue le droit international, depuis 1993[1] elle a fabriqué des clandestins dans leur propre pays, depuis 1895[2] elle a produit le plus grand cimetière marin pour ceux qui ne voulaient que circuler chez eux[3]. Terrible réalité.

Quand les rafles et les pogroms sont enseignés et désignés comme les grands crimes méritant le « plus jamais ça », alors que dans le même temps se poursuit depuis bientôt trente ans la chasse à l’homme quotidienne, ne sommes-nous pas au cœur de l’hypocrisie ?

Lors de la manifestation contre l’opération Wuambushu sur la place de la République à Paris.

Voilà bien longtemps que l’humain n’est plus d’actualité dans le quotidien de cette île où tout un chacun assiste à des rafles sans réagir, un peu sans doute comme ceux qui voyaient partir les trains chargés de ceux dont on ne voulait plus à l’époque ;

Voilà bien longtemps que l’humain n’est plus d’actualité dans le quotidien de cette île où les enfants assistent à l’arrestation musclée de leurs parents, voire ne retrouvent ni leur maison, ni leurs parents, en rentrant de l’école ;

Voilà bien longtemps que l’humain n’est plus d’actualité dans le quotidien de cette île où la course aux papiers est tout un projet sur des années ;

Voilà bien longtemps que l’humain n’est plus d’actualité dans le quotidien de cette île où la réussite des études débouche sur une impasse, quand pour d’autres, le camarade, le cousin, le frère, le semblable en tous points, les portes sont ouvertes sans souci.

Sur la place de la République à Paris.

Alors, oui, on arrive à la folie d’un projet, élucubration cynique et stratégique d’un ministre de l’intérieur, qui ferait bien de relire sa propre histoire. Ce plan a, au moins, le mérite de faire savoir ce qui se joue chaque jour en cet espace. Mais il ne s’agit pas seulement de chercher à empêcher cette opération ignominieuse, spectaculaire, et ô combien dans l’air du temps, quand on matraque les syndicalistes et éborgne les manifestants, mais de réaliser que Mayotte française ne peut qu’engendrer ce type de projet.

« Qui sème le vent récolte la tempête » dit le proverbe : 50 ans de rejet de l’autre, d’exclusion, de réécriture de l’Histoire, 30 ans de chasse à l’homme et de production de mineurs isolés, ont déclenché une folie collective. Cette folie collective s’incarne dans les exactions graves des bandes désœuvrées, égarées mais parfois manipulées.  C’est cette folie collective qu’on retrouve dans les propos haineux et outranciers des responsables politiques de tous bords, qui, pour certains, soyons clair, ne rêvent que de voir les îles voisines disparaître du paysage, afin que l’ile de Mayotte puisse profiter de la manne française en toute quiétude, cette manne bien méritée, puisque pour elle on a renoncé à son identité.

Alors oui, Wuambushu ne doit pas avoir lieu, mais n’oublions pas que Mayotte française, c’est et ce sera, par définition, bien d’autres Wuambushu ou autres inventions stimulées par tous ceux qui ont oublié qui ils étaient et perdu leur humanité.

I. Mohamed (15/04/23, Mayotte)


[1] 1993 : année de la mise en place de la carte de séjour. Cette nouvelle règle imposée sans aucune campagne d’information ni accompagnement explicatif place plus ou moins à son insu une grande partie de la population dans la « clandestinité » selon la norme française.

[2] 1995 : année de la mise en place du visa Balladur pour l’entrée à Mayotte des Comoriens des autres îles, les conditions d’obtention de ce visa sont telles qu’on ne voit pas comment les gens pourront l’obtenir.

[3] 30000 morts bientôt dans le bras de mer qui sépare Anjouan de Mayotte : la chasse pratiquée par les autorités françaises complique et rallonge le trajet qui devient dangereux tandis qu’elle favorise les trafics.