« Etrangers » à Maore : le fantasme de la cinquième colonne

Les émeutes du 27 mars ont relancé la machine à propagande qui présente, depuis bientôt vingt ans, les “clandestins” comme étant les responsables de tous les maux dela société, et comme une potentielle “cinquième colonne” aux ambitions politiques. Paru dans le n° 73 du journal Kashkazi en juin/ juillet 2008, cet article qui parle des Comoriens comme de « migrants » à Mayotte rend compte de la manière dont le discours s’est peu à peu construit autour du fantasme de clandestinité.

Il y eut le 11-Septembre. Il y a désormais le 27-Mars. Certes, l’échelle – géographique et surtout dramatique – n’est pas la même, mais les deux dates ont ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire du monde pour la première (celui de la « guerre contre le terrorisme »), dans celle de Maore pour la seconde. Le bilan de ces émeutes a beau être resté très mesuré (18 blessés, aucun mort), la gravité des actes très relative (aucun pillage, aucune violation de domicile, pas de destruction d’envergure), cette date reste gravée dans l’imaginaire de nombre de Mahorais et de wazungu.

Il n’est pas une audience du tribunal durant laquelle le procureur ou le juge ne rappelle le 27-Mars. Il n’est pas une allocution d’un homme politique qui ne cite cette journée. Le Comité de la société civile mahoraise, constitué en réaction à cette journée, n’est pas en reste. Dans chacun de ses communiqués, il rappelle « les actes racistes » de cette matinée. Comme le 11 septembre cependant, le 27 mars ne sert pas seulement à prévenir des futurs débordements. Cette date est utilisée à des fins politiques, inscrite dans le marbre de la lutte contre l’immigration clandestine. Le 11-Septembre a légitimé l’attaque par les Etats-Unis de Kaboul et de Bagdad ; le 27-Mars joue le même rôle dans la diabolisation des « clandestins ».

L’argumentaire du Comité, qui parle de « quasi guerre permanente », est en ce sens révélateur. Selon ce collectif, les « étrangers » en situation irrégulière sont à l’origine de tous les maux. De l’assistanat – « Nous disons, non à la régularisation des immigrés clandestins dans tous les secteurs d’activité de Mayotte. Il faut remettre le Mahorais au travail » écrit le Comité – à la délinquance juvénile – « Cette violence gratuite s’est introduite dans les écoles. La raison est simple : depuis un certain temps à chaque rentrée scolaire le vice recteur de Mayotte a intimé l’ordre aux maires de Mayotte de scolariser les enfants immigrés clandestins se trouvant dans leur commune ». Le procédé n’a rien de novateur. Les dirigeants politiques et certains intellectuels mahorais sont passés maîtres dans l’art de faire des « étrangers » des boucs émissaires.

Voleurs d’emplois, de terrains, d’époux et d’épouses, de convictions et même d’identité… dès la fin des années 80, les Comoriens des autres îles étaient accusés de tous les maux à Maore. Une manière de dissimuler les véritables enjeux auxquels était confrontée l’île. « Non à l’envahissement des travailleurs étrangers dans nos entreprises », « Non au commerce ambulant étranger et illégal », « Non au développement des bidonvilles étrangers », « A bas les maris étrangers »… Brandies il y a près de vingt ans – le 16 novembre 1988 – par environ 300 manifestants dont une majorité de femmes[1], ces banderoles illustrent toute la diversité des tares dont se trouvaient déjà accusés les ressortissants des îles voisines.

Manifestation contre l’insécurité.

Moins de dix ans après les débuts de la scolarisation de masse, la question de l’avenir professionnel des jeunes commençait alors à se poser de façon brûlante. Les émeutes de mars 1987, qui avaient vu Mamoudzou mise à sac par des jeunes désoeuvrés, avaient d’ailleurs attiré l’attention sur les « conséquences de l’urbanisation rapide, les difficultés du sous-emploi chronique, les lenteurs et lacunes de la sous administration », comme le dénonçait en avril 1987 le président du Conseil général, Younoussa Bamana[2]. Mais rapidement, le débat sur les bouleversements socio-économiques imposés par l’administration française va s’effacer au profit d’un discours qui fait des migrants de l’archipel la source de tous les problèmes, et de leur éviction la solution miracle pour assurer un devenir meilleur aux Mahorais.

« Petit à petit, l’oiseau fait son nid, et à Mayotte le chômage grossit », écrit en 1989 le Journal de Mayotte (JDM)[3]. Le seul média écrit de l’île – qui n’est autre que la voix du Mouvement populaire mahorais – fait allusion à l’installation de travailleurs comoriens sur place, feignant d’ignorer que l’apparition du chômage est d’abord liée à l’abandon des champs par les jeunes dans une économie jusqu’alors basée sur l’agriculture vivrière. Alors que l’administration se lance dans une campagne de lutte contre le travail clandestin, l’association Uvumoja, plus connue sous le nom de « milice Caïman », affirme lutter pour le « progrès et la dignité des Mahorais », en organisant des descentes dans les entreprises soupçonnées d’emploi illégal et en les dénonçant à la direction du travail. « Après les élus donc, c’est la « classe ouvrière mahoraise » qui se réveille et se structure peu à peu pour dire non à l’emploi des immigrés comoriens dans les entreprises », se félicite en mars 1990 le JDM[4]. Quelques mois plus tôt, la rédaction du journal semblait légitimer d’éventuelles violences dont ce type de milice était coutumier : « Même si on ne souhaite pas que des troubles éclatent, il ne parait pas raisonnable de penser qu’ont peut étouffer plus longtemps encore l’humeur massacrante des jeunes qui risquent tôt ou tard de passer outre les conseils de modération de leurs aînés, en tabassant les « affameurs », avant de les embarquer dans le premier boutre à destination de leur pays d’origine »[3].

Les Comoriens des autres îles sont vus en effet comme de redoutables concurrents sur le marché du travail. Selon le JDM, ils « profitent à Mayotte auprès des patrons d’un excellent a priori en ce qui concerne leur débrouillardise, leur ardeur au travail, et leur peu d’exigences salariales »[3], à tel point que les grandes entreprises de l’île – Colas, Sogea, Snie…- sont accusées de les préférer systématiquement aux natifs de Maore. La solution envisagée consiste à développer la formation professionnelle pour que les jeunes locaux atteignent un niveau supérieur à celui de leurs voisins. Mais la hantise de voir les Comoriens rester concurrentiels, en acceptant d’être sous-payés demeure. « Le pourcentage sans cesse croissant d’une main d’œuvre peu exigeante, dès qu’il s’agit de gagner un salaire supérieur à celui espéré dans son propre pays, devient, parallèlement à la prise de conscience du destin de Mayotte et de l’émergence de nouveaux besoins perceptibles dans la jeunesse mahoraise, un véritable étouffoir du développement », poursuit le JDM. « Faudra-t-il que les Mahorais cherchent du travail à la Réunion ou en métropole pour assurer leur avenir, tandis que les Comoriens s’installeront sur une île désertée par la force vive de la nouvelle génération ? (…) Retrouvera-t-on les Mahorais confinés dans les administrations tandis que les Comoriens se partageront le secteur privé ? » Si la situation actuelle a confirmé l’importance de l’enjeu de l’emploi, force est de constater aujourd’hui que celui-ci ne se pose pas en termes de compétition entre Mahorais et ressortissants des autres îles, mais bien plutôt d’adéquation entre les besoins des administrations et entreprises d’une part, et les ambitions et choix de formation des Mahorais d’autre part.

La guerre des slogans.

Autre grief adressé aux « étrangers » : l’occupation illégale de terrains, quand bien même celle-ci se négocie la plupart du temps avec le propriétaire. Un résident de Mtsapéré « qui vient de faire bâtir une maison en dur, nous a déclaré avoir été obligé de clôturer son terrain pour ne pas courir le risque de voir des cases d’immigrés y fleurir dessus », écrit en 1991 Said Issouf, qui déplore dans son article « l’implantation de cases au milieu de plants de bananes qui créera sous peu une situation de fait accompli »[5]. La même année, le journaliste rédige également une diatribe contre les réseaux de vol organisé, annonciatrice de ce qui deviendra une décennie plus tard un leitmotiv : l’attribution quasi-systématique des actes de délinquance aux « étrangers », de préférence en situation irrégulière. « Poussés par des commerçants anjouanais, des immigrés comoriens organiseront un trafic de cigarettes et de marchandises prisées vers la RFIC au départ de Mayotte », écrit le journaliste[6].

« Dans le même temps, Mayotte a connu une recrudescence de la délinquance et quelques bandes de jeunes (…) pilleront des maisons isolées et principalement le quartier des 100 villas (…) Selon toute vraisemblance, des personnes prendront l’exemple sur ces actions et commenceront à organiser les premiers vols destinés au marché anjouanais. A partir de ce moment là, tout matériel Hifi prendra le chemin des Comores (…) Des salons entiers disparaîtront de Mayotte sans laisser de trace (…) Le mois dernier, la gendarmerie a d’ailleurs mis la main sur un cambrioleur qui n’est autre qu’un des évadés du mois de janvier de la prison de Mamoudzou, lequel avait subtilisé près de 15.000 F de matériels hifi-télévisieur, vêtements et autres appareils destinés à Anjouan, où les attendaient un commerçant domonien, lui aussi ancien locataire de notre prison (…) Voilà un fait concret qui dissuadera ceux qui accusent notre journal de démagogie politique et xénophobe contre les Comoriens ».

Toujours en 1991, Hélène Mac Luckie va plus loin en faisant l’amalgame entre délinquants et « étrangers » : « L’immigré, (…) qui ne rechigne pas à la tâche trouvera rapidement un emploi, grâce à des filières d’embauche dans des domaines aussi divers que le bâtiment, le commerce, l’hôtellerie, le gardiennage », écrit-elle. « Avec le produit du m’karakara, des vols organisés et du recel il ne tardera pas à acquérir un niveau de vie sensiblement supérieur à celui du Mahorais de base »[7].

Le discours n’a guère évolué aujourd’hui. Dans un communiqué, le Comité de la société civile mahoraise lie immigration clandestine et délinquance juvénile, alors que le juge des enfants reconnaît lui- même que la grande majorité des mineurs qu’il suit sont de nationalité française. De même, combien de fois n’entend-on pas le refrain concernant la maison d’arrêt de Majicavo, peuplée « à 70% de clandestins » ? Si ce chiffre n’est pas loin de la réalité, il ne prend pas en compte la nature de leur incarcération. « La plupart sont des passeurs », affirme une intervenante à la prison, qui n’ont rien à voir avec la délinquance dont parlent les médias. Si certaines de ces accusations, quoique simplificatrices, s’appuient sur une réalité – le « squat » de terrains par les bidonvilles et le fonctionnement de réseaux de cambriolage en liaison avec Ndzuani – d’autres font, toujours dans les années 90, une part étonnante au fantasme et à la peur irrationnelle de l’Autre. Les relations de couple entre Mahorais(es) et natifs(ves) des autres îles sont ainsi envisagées uniquement sous l’angle du profit qu’en tirera l’étranger(e).

Manif à Mayotte française.

Pour Hélène Mac Luckie, les Comoriennes prennent « les Mahorais dans leurs filets », tandis que les Comoriens se servent de leur épouse locale pour acquérir la nationalité française. Les femmes de l’île s’en trouvent doublement menacées : les migrantes constituent des rivales dangereuses ; leurs homologues masculins ne pourront être longtemps des maris aimants et respectueux. « Des colonies entières de jeunes femmes (…) sont venues grossir démesurément les villages dont la population était majoritairement d’origine étrangère (…) », affirme l’article. « Ces femmes actives, débrouillardes, pratiquant le m’karakara à outrance et la prostitution en plus, ne restent pas longtemps seules. Des jeunes gens (…) avouent qu’ils les trouvent doublement intéressantes du fait de leur relative émancipation et de leur sens des affaires qui en font des femmes indépendantes financièrement (…) L’immigré homme (comorien), lui (…) ne tardera pas à (…) se mettre en concubinage avec une femme mahoraise célibataire – entre deux répudiations – l’épousera peut-être pour obtenir la nationalité française, lui fera deux petits ou trois, en attendant de faire venir sa première femme restée au pays et ses enfants, dès que sa situation se sera améliorée »[7].

La thématique de l’invasion est omniprésente dans le discours de l’idéologie dominante. Elle s’appuie d’abord sur le contexte politique de litige concernant le statut de Maore pour alimenter la théorie du complot comorien : les migrants sont décrits comme « une cinquième colonne »[7], ou encore des « desperados »[8]  porteurs d’un « risque de noyautage et d’agitation fomentés de l’étranger »[9]. Ils « se déversent chaque jour »[6], « prennent l’île d’assaut par avion, boutres et barques Yamaha »[7]. « Comment ne pas comprendre le cri d’alarme des mahorais qui subissent, impuissants, la loi de ces envahisseurs ? » interroge Said Issouf en 1991[6]. « Le rapport de la mission Dosière présenté à l’Assemblée nationale en mars 2006 montre que la population d’origine comorienne pourrait être majoritaire d’ici 2012 si aucune action n’est entreprise pour enrayer l’invasion de Mayotte », rappelle aujourd’hui le Comité de la société civile mahoraise.

Au-delà de la crainte d’un retour de Maore au sein des Comores, les propagandistes de la cause départementaliste développent un discours de défense de « l’identité mahoraise » et expriment une crainte du mélange interinsulaire qui ne sont pas sans rappeler les thèses de l’extrême droite française – parmi laquelle certains d’entre eux ont trouvé leur mentor[10]. « L’imbrication entre Mahorais et Comoriens devient, au fil des ans, une réalité de plus en plus incontournable », reconnaît ainsi un dossier du JDM consacré à l’immigration en 1989[3].. « Les familles s’étendent sur tout l’archipel. Les enfants nés de ces couples mixtes découvrent qu’ils ont en RFIC de nombreux frères et sœurs, oncles, tantes, cousins, grands-parents. Cet état de fait tend à prendre des proportions inquiétantes si l’on considère l’influence culturelle comorienne comme un élément réducteur de l’identité mahoraise ». Et de poursuivre : « Les coutumes et la tradition mahoraises sont battues en brèche par la contagion de comportements contraires au mode de vie local ». Le développement de la consommation d’alcool et de la prostitution seront ainsi attribués à l’influence comorienne plutôt qu’à la présence française sur l’île. Une théorie de l’absurde, qui permet d’enfouir le débat sur l’occidentalisation de la société mahoraise sous les récriminations contre l’immigration. Mais détourner l’attention des questions délicates, n’est-ce pas là le premier rôle des boucs émissaires ?

Lisa Giachino (avec Rémi Carayol)

Image à la Une : Une prière contre les sans-Papiers lors d’une manifestation le 6 avril 2008 anti 27-Mars.

La naissance du clandestin, selon Lisa Giachino (n° 73, Kashkazi). La notion de clandestinité est associée dans l’archipel à l’instauration en 1995 du « visa Balladur » pour les Comoriens souhaitant se rendre à Maore. Le mot « clandestin » a cependant commencé à être employé dès la fin des années 1980 par la classe politique et les médias locaux, qui l’ont utilisé dans leur campagne en faveur du visa d’entrée préalable. Depuis 1986 en effet, les ressortissants comoriens se voyaient délivrer à leur arrivée à Maore un visa de trois mois qu’ils ne pouvaient en général renouveler sans quitter l’île. En l’absence de contrôles et d’expulsions régulières, beaucoup passaient outre et prolongeaient leur séjour au-delà de la durée autorisée, parfois des années durant. En France hexagonale, le discours sur l’immigration tend à se durcir à partir de 1989. C’est l’époque où Michel Rocard déclare que « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». « L’immigration clandestine »devient objet de débat national.

A Maore, les partisans de la coupure avec le reste des Comores reprennent à leur compte cette notion et font de chaque Anjouanais, Grand-comorien ou Mohélien débarquant sur l’île un « clandestin » potentiel. Si le mot désigne au départ les personnes débarquées de vedettes et de boutres sans se présenter aux autorités, et celles qui demeurent sur place après l’expiration de leur visa, il ne tarde pas à être employé à tort et à travers dès lors que l’on évoque la présence de citoyens comoriens sur l’île. Entretenir la confusion permet de faire passer peu à peu deux messages. D’une part, les Comoriens « étrangers » n’ont pas leur place à Maore, puisqu’ils sont tous (potentiellement au moins) clandestins. D’autre part, les autorités françaises ne doivent plus traiter les migrations au sein de l’archipel comme un cas à part, mais leur appliquer les mêmes règles que celles adoptées pour l’Hexagone.

A partir de 1992, le député de Mayotte Henri Jean-Baptiste et les élus du Conseil général entament une intense campagne de lobbying pour la mise en place du visa préalable, faite de discours à l’Assemblée nationale, de délégations reçues à Paris ou encore de motions collectives signées à l’issue de manifestations. Cette année-là, tandis que ses militantes de Labattoir effectuent des descentes sur les quais pour empêcher des passagers comoriens en règle avec l’administration française de débarquer des boutres, le Mouvement populaire mahorais appelle à l’abstention lors du réferendum de Maastricht sur l’Europe. « Pour marquer sa réprobation devant le refus du gouvernement de soumettre les ressortissants comoriens à un visa d’entrée (…) les dirigeants du principal parti politique de l’île, le MPM, avait donné une consigne d’abstention. Conséquence : sur 28.246 inscrits il y a eu 1.618 votants soit 94,27% d’abstention », rapporte le Journal de Mayotte (25/9/92).

Il faudra trois ans au MPM pour parvenir à ses fins. Si le visa d’entrée tant réclamé n’a en rien réduit l’afflux de Comoriens des autres îles, l’attitude des autorités françaises, elle, a changé du tout au tout. D’une posture réservée face aux poussées locales de ce qu’elles qualifiaient de « xénophobie », elle est passée à un discours de criminalisation des « étrangers ». Une évolution qui satisfait une partie de la classe politique mahoraise, mais ne résout aucun des problèmes de fond qui se posent sur l’île.


[1] JDM du 18/11/88.

[2] JDM du 03/03/87.

[3] JDM du 01/12/89.

[4] JDM du 16/03/90.

[5] JDM du 09/08/91.

[6] JDM du 12/04/91.

[7] JDM du 09/08/91.

[8] JDM du 16/08/91.

[9] Motion adressée par les élus à Michel Rocard, JDM du 19/01/90.

[10] Le JDM ne cachait pas sa proximité avec P. Pujo, de l’Action française.