De son premier recueil de poésie[1], il s’est dit de Mohamed Anssoufouddine qu’il portait une « parole primordiale », soucieuse des lendemains de son archipel. Son nouvel ouvrage – Corps errants, cœurs malades la double peine (KomEdit) – verse cette fois dans l’insolite. Un ping-pong entre narration et iconographies médicales, à la mesure des cahots qui secouent les Comores.
Faut-il d’abord entendre Saindoune Ben Ali dire de la poétique de Mohamed Anssoufouddine, qu’elle « se veut une porte… ouverte sur les lendemains à construire » ? D’ordinaire les deux écrivains arriment leurs îles paradisiaque à une poésie de « (sur)vie ». Des « vers de bric et de broc » pour exorciser un pays comme si un mort pouvait sortir de sa léthargie, revenir de ses limbes infernales. Un corps, un cœur, une peine, dont Mohamed Anssoufouddine ne peut pourtant rien faire d’autre que d’en disséquer le chaos. En août 2022, il publie aux éditions KomEdit, ce qu’il estime être un ensemble d’« expériences initiatiques d’une confrérie de toubibs qui refuse de faire chorus ». A onze cas cliniques, onze récits. Onze électrocardiographies d’un système de santé aux abois.
La curée
Dire que l’incurie du système de santé comorien est notoire, est un euphémisme. Depuis l’hôpital de Hombo où il consulte, le cardiologue et écrivain Mohamed Anssoufouddine constate l’ampleur du désastre. Seize années d’exercice et chacune de ses interventions le confronte toujours à un système désaccordé, à des politiques de santé publique plus lunaires qu’effectives. Comment soigner à l’économe ? Quels diagnostics poser sans appareils biomédicaux? Quels protocoles de soins pallient au mieux la pénurie de praticiens et de médicaments ? L’engagement de l’état comorien en faveur des structures ambulatoires et hospitalières est à la mesure de leur chienlit, aussi efficace qu’un bisou magique, constate le médecin.
« Rien n’est rationnel […] Ce n’est plus la logique d’une guérison ou d’un mieux-être qui compte, mais le fantasme d’un hôpital imaginaire qui tient la route… »[2] Certes, exercer la médecine relève peu ou prou de l’infortune. Mais dans un pays comme les Comores, elle patauge en une absurdie aussi ubuesque que la pièce de Jarry[3]. C’est disposer d’un seul pousse-seringue électrique pour tout l’hôpital. C’est faire appel à une officine chinoise, malgré le shikomori de l’un et le mandarin de l’autre, et contraint de mimer sa requête presque par onomatopées. C’est s’échiner à réparer un générateur d’oxygène tombé en panne, faute de financement. La présidence comorienne qui, un an plus tôt, se targuait de doter les trois hôpitaux du pays, était en fait bien plus obnubilé par le micro des mass-médias que par la facture impayée du fabricant.
Un comble encore que d’entendre un ancien ministre railler les compétences de l’équipe médicale : « Comment peut-on faire le diagnostic d’infarctus dans ce trou du cul du monde ?»[4] Des pansements pour une jambe de bois et une langue tout aussi de grume qui écœurent Anssoufouddine : « Le monsieur a pourtant été plusieurs fois ministre de ce pays. Il a plusieurs fois été candidat à des élections présidentielles. Je me demande au fond de moi-même, quel pays peut encore défendre un gars comme celui-là »[5]. Mais le cardiologue s’étonne à peine de cette méfiance à leur égard. Il a beau se démener avec convictions, poser les bons diagnostics, placer ses patients avant ses ambitions personnelles, il sait que cette appréhension est le symptôme d’une obsession. « Si l’hôpital incarne le lieu où les compatriotes perdent les personnes qui leurs sont chères par une panne d’électricité, une grève, par manque d’argent… Ce sont autant de traumatismes qui font de ce lieu un objet de phobie »[6].

A Hombo.
Il réprouve plus vertement la cupidité de certains soignants comoriens. Et en Lémurie, aucun système de soins n’échappe au fléau. Tous ont leur part d’ombre. Des cliniciens vénaux, qui, même à un scalpel du trépas de leurs patients, déshonorent le serment de toute une profession. Passe encore que par racisme ou orgueil, ces collègues le prennent pour un médicastre. Leurs dérives sont une gangrène, qui l’insupportent davantage. « C’est consternant, qu’entre compatriotes la confiance n’existe pas et que nos corps deviennent l’objet d’une aussi grande escroquerie »[7].
Ici le superlatif « aussi grande » traduit l’ampleur des malversations. Les malades, lit-on tout au long du livre, ne sont plus que des vaches à lait. Les dindons d’une farce immorale et mortifère. Victimes de médecins sans scrupules qui posent sciemment des diagnostics à l’emporte-pièce ou erronés. Et qui extorquent au point de substituer une prescription médicale par simple appât du gain. Un « business » dont le cardiologue n’est pas dupe. « Tout sent la filouterie médicale. C’est comme si l’on remplaçait du Paracétamol par de l’Efferalgan ou du Doliprane, du pareil au même »[8]. Une curée systémique et institutionnalisée que Mohamed Anssoufouddine dénonce jusqu’au dernier mot du livre ou plutôt la dernière « écho-doppler ».
D’Hippocrate à Kane
« Nos hôpitaux nous répugnent, nous dégoûtent »[9]. Fustiger une profession, tout en étant un membre de premier ordre, peut sembler paradoxal. Sauf qu’Anssoufouddine est un médecin d’une trempe peu banale. Derrière chacun de ses onze patients se joue un drame qu’il refuse d’ignorer. Que leur « (sur)vie » dépende des accointances de certains, des aléas administratifs et structurels d’un pays, le désole. Par l’énergie du désespoir sans doute, il continue d’exercer aux Comores. Comme pour conjurer un archipel trop à l’agonie pour n’en rien écrire. Le manque d’infrastructures, les évacuations sanitaires improbables, les visas de complaisance, soumettent le malade comorien à un système de soins lépreux. A une forme endémique de roulette russe aussi : le kwasa.
« Entre rester sur la terre ferme, assister à la mort lente et inéluctable du petit, et jouer gros dans l’embarcation de bric et de broc, en espérant le sauver, il fallait bien faire un choix »[10], lui confie la maman d’un jeune patient. Mohamed Anssoufouddine de renchérir : « Dans ces évacuations sanitaires à la sauvette, qui interrogent même le bien fondé de notre humanité, l’hôpital y laisse des plumes. […] Un bloc auriculo-ventriculaire complet instable, urgence extrême, lâché en mer dans une embarcation incertaine sans le compagnonnage d’aucun agent de santé. La recette est la même : croiser les bras et prier »[11]. Entre Mayotte et Madagascar, de l’île Maurice à la Réunion, en passant même par Addis-Abeba et Necker, les malades triment. Leur santé est tributaire de leurs maigres finances et du sacrifice que leur famille est prête à consentir. Ils sont ballottés de mission humanitaire en hôpitaux publics et cliniques privées.
Une errance face à laquelle le docteur ne se résigne pas. A la mesure du « serment d’Hippocrite »[12] auquel certains de ses collègues ont vendu leur âme, lui, refuse d’en hausser le lambeau. Et il s’entoure d’une équipe médicale mue par une même volonté farouche. Celle de construire une médecine comorienne digne de ce nom. « C’est un signe, qu’enfin dans l’espace comorien je peux avoir des interlocuteurs avec qui partager ma cardiologie. Ma grande gageure ayant jusque-là été de rapidement former des jeunes confrères avec qui nous pouvons parler le même langage. C’est le langage ésotérique des bruits du cœur… »[13]. Lui, qui sacralise le malade jusqu’à le soigner au-delà de ses prérogatives, ne conçoit pas de trahir les idéaux des grands professeurs africains qui l’ont formé. Il s’assigne une cause : ne jamais faillir à la mission de solidarité et d’empathie envers les malades du Continent. Une utopie salutaire pour son archipel, qui le forge. « Plus que jamais les conseils de mon Maître sénégalais Abdoul Kane, avant de quitter Dakar après ma formation, ne m’ont été d’un aussi grand soutien. Quand je lui ai décrit la situation sanitaire des Comores, il savait que j’allais être pionnier et sûrement un sacrifié »[14]
Prescrire ou écrire : que choisir ?

A Bambao la Mtsanga.
Pour qui comprend à peine ce que son taux d’hémoglobine et de CRP dans le sang signifie, le choix d’apposer au récit onze séries d’examens médicaux s’apparentera à une coquetterie d’écrivain. Entre imageries radiographiques, Doppler, anamnèses, chiffres et sigles, le lecteur se perd. Leur intérêt littéraire est aussi insaisissable que curieux. La deuxième écho-cardiaque de la page 35 a cependant le mérite d’inspirer au lecteur les nuages psycho-freudiens d’un rêve cafardeux. Ou, plus à propos, les vagues d’un océan déchaîné durant une traversée en kwasa. Quant aux courbes sinusoïdales des électrocardiogrammes, d’aucuns se rappelleront peut-être la désespérance dans laquelle ils ont plongé leur professeur de mathématiques de terminale L ou E.S. Puis 11 fois, c’est au moins 10 de trop ! A se demander espièglement si l’auteur ne voulait pas l’arrêt cardiaque du lecteur profane : « Allons ! A lecteur profane ; images triviales, explications prosaïques. Faisons simple »[15], scande-t-il.
Or, à moins que le livre se veuille revue pour primo-étudiants en médecine, rien n’est simple. Mais admettons ! Pour l’auteur, insérer ces examens doit faire sens. Ils prouvent certainement que le parcours d’un malade requiert une prise en charge qualitative. Ils soulignent le degré de technicité et de compétence du médecin à l’heure où sa légitimité est sans cesse remise en cause. Plus encore, l’importance de doter les services de soins comoriens d’appareils médicaux de première nécessité. En cela, ils enjambent le récit, établissent par ce va-et-vient un parallèle avec le texte. Sauf qu’une seule fois aurait suffi. La symétrique serait certes absente, mais sa surcharge est ici artificieuse, car seul un sous-titre fait le lien.
N’aurait-il pas valu étoffer les onze récits ? En décrivant plus en détails l’espace-temps archipélique, l’auteur aurait mieux traduit la dimension symbolique, voire politique du combat qui l’anime. Un récit plus en longueur, donnant matière aux descriptions des personnages et à leur drama transcrirait mieux sa pensée. Ici la « parole » manque de « catharsis ». La phrase, la syntaxe, à certains endroits, peuvent parfois lasser le lecteur. Étoffer la narration aurait permis de retrouver la prose bien plus captivante et superbe de sa précédente nouvelle, Lambeaux d’anarchipel[16]. La plume de l’auteur plus ciselée et vive y tient une diégèse construite avec finesse et émotion. Bien que le format de ces onze récits soit aussi celui d’une nouvelle, le lecteur n’y retrouve pas le même souffle, ni la même exigence du verbe. Il se trouve face à une œuvre hybride, faisant peu cas du lecteur.
S’intéresser plus au fond qu’à la forme ? Peut-être. En écrivant Les Os des Filles, Line Papin[17] s’est dite « attachée à une écriture plus directe, sans autre envie que celle de raconter la stricte vérité ». Il s’agit « de réparer avec l’écriture, peut-être, des choses irréparables. » A travers la littérature, on trouve, dit-elle, « des réponses aux questions qui nous empêchent de vivre. » La littérature répondrait à une urgence. Mohamed Anssoufouddine, lui, crie un chaos. Celui d’un pays anéanti et flirtant avec la mort. « Ici vivre ou mourir c’est du pareil au même… », concluait-il dans Lambeaux d’anarchipel. Reste une parole, donc. Lucide et dure. A un fil de rasoir du pire, mais une parole portée par l’espérance : « La fatalité se laisse percer par une marge, dans laquelle il faut glisser son doigt pour mieux écarter l’étau qu’on croyait resserré, et le dégonfler. L’histoire n’est pas close, tel que j’ai pu le penser »[18].
Rafion Abouharia
[1] Paille-en-queue et vol, KomEDIT, 2014.
[2] P.134.
[3] Ubu roi, Alfred Jarry. Première publication aux éditions Mercure de France en 1895.
[4] P.42.
[5] Ibid.
[6] P.134.
[7] P.132.
[8] P.131.
[9] P.134.
[10] P.13.
[11] P.118.
[12] Serment d’Hippocrite : jeu de mots employé par l’auteur dans « Lambeaux d’anarchipel » (cf : Petites fictions comoriennes, KomEdit, 2013)
[13] P. 68.
[14] Ibid.
[15] P.105.
[16] Lambeaux d’anarchipel. in Petites fictions comoriennes, KomEdit, 2013.
[17] Les Os des Filles, Line Papin , Éditions Stock, 2019.
[18] Ibid.