Depuis le 27 mars et l’appel du préfet à agir contre l’immigration clandestine, certains citoyens ont pris les chosesen main. Listes de Mahorais qui hébergent des sans-papiers, pressions sur les élus, lobbying : le temps dela délation a sonné. Paru dans le n° 73 du journal Kashkazi en juin/ juillet 2008, cet article qui parle des Comoriens comme de « migrants » à Mayotte rend compte de la manière dont le discours s’est peu à peu construit autour du fantasme de clandestinité.
A Acoua, l’un des villages les plus paisibles de Maore, niché au nord-ouest de l’île. L’histoire de cette localité est faite de résistance (au rouleau compresseur départementaliste) et d’ouverture, de sang chaud (en 1973, le village fut assiégé par tous ses voisins) et de lourde apathie. Acoua, l’un de ces villages où il ne se passe quasiment rien jusqu’au jour où…
Le paysage est idyllique, ce samedi 24 mai. Coincé entre une colline verdoyante et une superbe plage de sable blond, bordé de « tribunes » naturelles (des talus et quelques troncs d’arbres) forgées par la nature comme si elle avait anticipé la construction du stade, le terrain de foot absorbe tous les regards. Comme à l’accoutumée, les hommes du village se sont donnés rendez-vous pour le match de 15 heures, qui oppose l’équipe locale à celle de Kani-Kely. « Le problème cette année, c’est qu’on gagne nos matchs à l’extérieur, mais on est incapable de l’emporter chez nous », ironise un supporter. Comme à l’accoutumée aussi, les « étrangers » (comprendre : les Comoriens) se sont installés dans un coin, assez loin du gros de la foule, sous un arbre ombrageux.
Mohamadi n’est pas avec eux. Ce n’est pas un « étranger » comme les autres. « Moi, je suis originaire d’Anjouan mais j’ai grandi ici. Les gens me prennent pour un enfant du village, pas pour un clandestin ». Les autres, sous l’arbre, sont des « nouveaux arrivants », installés au village depuis un, deux ou trois ans. « Ils sont à l’écart, mais cela ne signifie pas que le village les rejette », affirme Mohamadi. « Au contraire, ici, il n’y a pas vraiment de problème ».
« Acoua a la réputation d’un village accueillant pour les étrangers », dit Mohamed, né ici il y a une trentaine d’année. « Il n’y a jamais eu de problème avec eux. Il y a des Malgaches bien sûr [Acoua est une localité malgachophone, ndlr], mais il y a aussi beaucoup d’Anjouanais, de Mohéliens. Ils travaillent aux champs ou construisent les maisons, on leur loue nos parcelles et nos cases. La PAF [Police aux frontières, ndlr] vient rarement ici ». Zoubert, un des « étrangers » sous l’arbre, confirme : « Ici, c’est calme, c’est pas comme en ville. Nous, on se tient à carreaux. Ce qu’il s’est passé le 27 mars, ce n’est pas bien. Ceux qui ont fait ça ont merdé. C’est à cause de ça que la situa- tion a un peu évolué. Aujourd’hui, certains Mahorais veulent nous chasser, alors qu’avant, ils nous louaient leur maison ».

Comme partout dans l’île, le 27 mars[1], date devenue fondatrice à laquelle s’est accolée un certain nombre de rumeurs et de mythes, a changé la donne. Auparavant parfaitement intégrés, les « Anjouanais » sont aujourd’hui montrés du doigt. « Ce n’est pas tout le monde », précise Zoubert, mais une minorité agissante qui a décidé d’en finir avec eux. Azali, Dhourikifi et Daroueche sont de ceux là : quelques jours après les émeutes du 27 mars, ils ont comme l’ensemble des villageois participé aux réunions organisées pour « anticiper un nouveau drame », dixit un ancien. « Dans ces réunions, on a essayé de savoir comment se débarrasser de nos étrangers. Mais les anciens ont vite laissé tomber, et le maire n’a rien fait pour nous aider », raconte Dhourikifi. Alors que le soufflé est retombé au bout d’une semaine, eux n’ont pas lâché le morceau. « On a vu que dans d’autres villages, des habitants ont monté des collectifs, d’autres ont fait des listes. On s’est dit : ‘Encore une fois, à Acoua, on ne fait rien’. On a décidé nous aussi de rester mobilisés », dit Azali, coordinateur de l’association Zanatani (Les Patriotes), née le 17 avril de cette volonté.
« Notre objectif, c’est d’éviter les migrations et les émeutes comme le 27 mars, et de sécuriser le village », affirme Azali, qui veut faire « pression sur la mairie » et escompte convaincre les « clandestins de partir pacifiquement ». « Depuis plusieurs mois, on a noté une hausse de la délinquance », poursuit Dhourifiki. « Ce sont des Anjouanais qui se battent ou cherchent des problèmes ». Lorsqu’on demande des exemples, des détails, les réponses sont floues. « Lors des fêtes »… Et pour cause : selon Mohamed, « la délinquance reste minime ici ». D’après Dhourifiki, « depuis le 27 mars, Acoua a vu arriver plein d’étrangers qui ont fui la ville et sont venus se réfugier ici parce qu’ils savent qu’ils ne seront pas embêtés. On ne veut pas être le refuge de tous les étrangers ». Pourtant, Zoubert comme Mohamadi nous affirmeront plus tard que « non, il n’y a eu que très peu d’arrivées ici ces derniers temps ».
Ainsi certains jeunes jouent à se faire peur. A Acoua, cela reste « bon enfant ». « On veut que les étrangers partent, mais on veut éviter de faire des listes ou d’employer la force. On veut forcer les élus à agir, à prendre des arrêtés. Mais le maire nous dit que ce n’est pas de sa compétence ». Andili, un jeune du village qui dit être ami avec des Anjouanais, reste à l’écart. Pour lui, « cette agitation ne rime à rien. On veut régler les problèmes de Mamoudzou alors qu’à Acoua, il n’y a aucun débordement ».
Le 27 mars a lancé la machine à délations. A Acoua, ils arrivent en masse mais personne ne les voit. A Bandrele, ce n’est pas nouveau, « ils prennent les places de nos enfants à l’école » et « volent nos maisons », affirme une des vendeuses du marché. Dans ce village du sud-est, on n’en est pas à un coup d’essai. En septembre 2003 ici, des femmes avaient, une journée durant, caillassé les maisons hébergeant des sans-papiers. Un mois plus tard, le maire de la commune ordonnait à ses agents d’incendier 28 cases de sans-papiers sur la plage d’Hamouro[2]. « Ici, les propos xénophobes sont la norme », n’hésitait pas à dénoncer un jeune du village il y a quelques temps. Après le 27 mars, c’est donc en toute logique que certains ont décidé d’élaborer des listes de Mahorais hébergeant des « clandestins » afin de les remettre à la gendarmerie. « L’objectif est d’aider les forces de l’ordre afin que tout le monde participe à la lutte contre l’immigration clandestine », dit un des partisans de la liste.
De quoi satisfaire le préfet, Vincent Bouvier. Après les émeutes, ce dernier n’avait pas hésité à demander à la population de l’aider dans sa mission. Sa requête n’est pas tombée dans l’oreille de sourds : fondé en réaction aux émeutes, le Comité de la société civile mahoraise[3] en appelle depuis à la population afin qu’elle œuvre dans ce sens. « La population civile mahoraise a entendu les propos tenus par le préfet de Mayotte (…) Le comité de la société civile est prêt à participer activement à la réussite de la lutte contre l’entrée irrégulière des immigrés comoriens, conscient que seule l’unité de la population et des forces de l’ordre apportera des résultats probants », indiquait le collectif dans une lettre adressée au secrétaire d’Etat à l’Outremer Yves Jégo, lors de sa visite à Maore les 14 et 15 mai derniers. La délation doit ainsi devenir la règle, même pour les corps de métiers les plus sensibles : « L’offre de soin doit être réservé au strict minimum et payant comme cela se fait actuellement. Les médecins de l’hôpital public doivent informer les services compétents de l’Etat en cas d’accueil dans leurs locaux de personnes entrées irrégulièrement à Mayotte », réclame le collectif. Quant à ceux qui aident ces « étrangers », il faut les punir sévèrement.

« Nous souhaitons que les sanctions prévues par la loi contre les personnes physiques qui aident aux séjours irréguliers des personnes entrées illégalement sur le territoire soient actionnées (…) afin de décourager les éventuels risque-tout. » En outre, « il convient de ne pas multiplier à Mayotte (…) le subventionnement des structures associatives dont l’objet ou la quasi-totalité de leurs activités sont dirigés vers cette population ».
Les militants de ces structures qui oeuvrent en faveur des “étrangers” seraient égale- ment à l’origine, selon ce collectif, d’une « ordonnance scélérate » qui repousse d’une année la scolarisation des enfants à 3 ans (de 2009 à 2010), et se rendraient coupables de délits en falsifiant des actes d’état civils… Ainsi les sans-papiers ne sont pas les seuls dont il faut se séparer. Ceux qui les aident – ce sont bien souvent, en fait, ceux qui luttent pour faire respecter leurs droits- doivent aussi quitter le territoire.
Quant aux Mahorais qui osent évoquer les problèmes rencontrés depuis que les sans- papiers se cachent, ce sont… des usurpateurs. « Tout récemment sur les antennes de RFO, nous avons eu droit à l’interview d’un agriculteur qui se plaignait de ne pouvoir écouler sa production de salade et autres légumes. Nous nous inscrivons en faux contre cette tentative de récupérer de l’autre main ce que l’application de la loi a eu comme effet positif. Nous estimons que cette personne prétendument agriculteur n’en est pas un ». Alors que l’ensemble des syndicats d’agriculteurs réclame à l’unisson et depuis des années la régularisation des sans-papiers qui travaillent dans l’agriculture[4] , ce paysan esseulé qui a osé se plaindre après le 27 mars a perdu du même coup sa légitimité.
Le droit, pour ce collectif, n’est applicable qu’aux Français. Il ne faudrait pas accorder de titres de séjours permanents « à des ressortissants d’un pays qui conteste la souveraineté française à Mayotte » ; il faudrait organiser « des opérations de ratissage dans l’arrière pays » ; il faudrait réserver la santé et l’éducation aux seuls Français. Ainsi, à la rentrée prochaine, « la priorité sera la scolarisation de nos enfants en âge d’être scolarisé ou il n’y aura pas de rentrée scolaire », menace le Comité, qui annonce que la pro- chaine rentrée « sera mouvementée »…
A Acoua cependant, le problème ne se posera certainement pas. « L’année prochaine, mon école devrait fermer une classe encore. L’année dernière déjà, l’autre école du village en avait fermé une. On a de moins en moins d’enfants », note un instituteur, qui sourit : « Il faudrait nous amener les petits clandestins de Mamoudzou pour nous per- mettre de garder nos classes ! »
Rémi Carayol
[1] Lire le compte-rendu des émeutes du 27 mars dans Kashkazi n°71, avril 2008.
[2] Lire Kashkazi n°60, février 2007.
[3] Composé, entre autres, du Collectif des femmes leaders de la société mahoraise, du Collectif de Mtsapere, de l’association Oudaïlia Haqui za M’mahore, de syndicats et de citoyens.
[4] Lire Kashkazi n°69, février 2008.