Il est des cités aux Comores qui passionnent plus que d’autres. Celle d’Itsandra-Mdjini en fait probablement partie. Sa proximité avec la mer lui donne des airs de port balnéaire, son patrimoine paraît unique en son genre, sa population, singulièrement marquée par ses liens avec le monde arabe lui assure une certaine réputation, sans parler de sa plage de sable blanc et chaud, où sont venus se morfondre les rêves des temps coloniaux.
Il y aurait tellement à dire sur cette cité que la traverser génère plus de questions que de certitudes. Mais cela dépend bien évidemment de la porte que l’on emprunte pour y entrer. Housni Mohamed Kassim, un jeune homme très discret à l’écoute du monde, aime l’histoire de sa ville. Il y a vu le jour, il y a une trentaine d’années. Lorsqu’on lui propose de nous citer, ne serait-ce que deux endroits parmi les plus insolites d’Itsandra-Mdjini, il n’a aucun mal à commencer par le lieu le plus déroutant : un cimetière. Mieux ! Une tombe dans un cimetière presque abandonné. La tombe de Fatima Mwalimu Shandze dans le quartier dit du Bandani.
Née à Tsidje, son père venait, lui, d’Itsandra-Mdjini, de la maison dite du Ziraruni. Fatima Mwalimu Shandze, mère d’Al-Habib Omar, premier mufti des Comores, habitait non loin de là où elle dort, désormais. Dans une maison appartenant au père d’Al-Habib Omar lui-même, qui, certes, était citoyen de cette ville, mais avait une ascendance le ramenant jusqu’aux confins du Yémen. Le grand-père paternel y était originaire, la grand-mère, par contre, était issue d’une lignée de la ville, venant de la maison dite des Magobani. Une maison connue et respectable. A quelques mètres de là, Housni Mohamed Kassim nous fait découvrir la maison où le jeune Al-Habib a grandi. Une bâtisse en ruine, qui manque de s’écrouler bientôt, si aucune action n’est menée pour la préserver.





La maison où Alhabib Omar Bin Sumeït a grandi.
Un lieu surtout « habité », au sens plein du terme. Il nous parle ainsi du fou, qui vient régulièrement s’endormir sous les odeurs de l’encens, dans ce qui fut la chambre du petit Al-Habib. Les morts ne sont jamais morts chantait Diop. Ils se cachent dans l’arbre qui serpente dans la cour, à travers ces murs qui nous entourent. Housni, lui, nous fait entrer plus à l’intérieur, d’un pas léger. Un corridor, des galeries au visage assombri, des marches vers l’étage au-dessus, des niches creusées à même les murs, des ouvertures pour laisser passer la lumière, ainsi que l’air frais, un petit patio gagné par les ronces. L’architecture attise notre curiosité, mais on devine le jeu qui a pu s’établir entre le dehors et le dedans, en tenant compte de l’intimité et de la sociabilité des familles. Il n’y a pas si longtemps, les femmes résidant dans ce type de demeure se fiaient à la seule tradition du bwibwiyi pour éviter les regards trop appuyés dans les rues. On ne peut qu’apprécier les ouvertures, qui leur permettaient de voir sans être vu.
La maîtrise des lignes est parfaite sur un plan architectural. Elle rappelle un savoir-faire certain du monde swahili au 19ème siècle. Les influences arabes, indiennes, africaines (ou même perses ?), s’y retrouvent et s’y perdent, comme dans une fable des mille et une nuits. La patine de corail vieilli à la chaux fait de cette maison un musée sans nom. Savoir le nombre de pèlerins visitant régulièrement le tombeau d’Al-Habib (tabuta), située à deux cent mètres de là, nous donne à imaginer l’émoi que susciteraient les traces rassemblées de ce personnage illustre, voire de tous les personnages de son rang, qui se sont courbés au chevet de cette cité. Pour ce qui est d’Alhabib Omar Bin Sumeït, force est de reconnaître que sa tombe est devenue au fil du temps incontournable. Des milliers et des milliers de Comoriens déboulent, chaque année, des quatre coins de l’archipel, pour se recueillir auprès d’elle. Ils viennent à la fois pour honorer sa mémoire, solliciter son intercession auprès de Dieu. La pratique remonte à une vieille tradition (ziyāra) associant le lieu – porteur de baraka – au sacré des rituels consacrés.

Le tombeau d’Al-Habib Omar Bin Sumeït.
Aux Comores, où nombre d’obédiences prennent plaisir à s’exprimer sur l’intérêt ou non de poursuivre les pratiques d’un islam séculaire, et bien que l’on y traque les « innovations blâmables » (bidaʿ) dans les darsa, on ne discute presque plus de la licéité d’une telle pratique. Tout comme pour le tombeau de Maaruf à Moroni, les gens viennent en pèlerinage auprès d’Al Habib Omar Bin Sumeït, pour solliciter sa bénédiction à la moindre décision, engageant leur vie. Comme quoi les morts ne sont jamais morts. Ils se tiennent debout derrière le silence de nos murs – dje masera ya panda – et nous ouvrent le long chemin qui mène vers l’au-delà. Dans une pièce fermée à porte unique, le tombeau d’Al-Habib surplombe celle de ses proches. Il y a là Aboubakari, le grand-père, Roukayat, sa compagne, Koko Allawia, sa grande sœur, ainsi que Saïd Cheikh, son neveu _ le dernier a voir eu le droit de dormir auprès du vieux soufi. Car l’ancien mufti, gardien des rites allawite dans l’archipel, était également connu pour être l’un des ardents défenseurs de la twarikati shadhulii el’yashrutiyya. Ceux qui viennent, bien souvent, sont d’abord passés voir Maaruf à la zawia du Shashanyongo à Moroni.
Housni, lui, se contente de raconter le jour où il s’est retrouvé à égalité avec son grand-frère, en ramassant des pièces abandonnées à cet endroit par les pèlerins. Certaines personnes viennent faire leur vœu, en laissant une ou des pièces en offrande Housni et son frère ont eu beau compter, recompter, leurs petits sous, ramassés dans les ouvertures de la maison sous laquelle se trouvait la tombe d’Al Habib. Ils se sont rendus compte qu’ils avaient réussi à récolter une même somme, au même moment, chacun de son côté. De quoi perturber l’esprit d’un gamin, qui, en grandissant, s’est rendu compte que les dons laissés là au nom d’Alhabib Omar Bin Sumeït faisaient également le bonheur des vivants. Une manière peut-être pour la ville de partager sa grâce avec le tout-venant. La ville d’Itsandra-Mdjini qui se pense outillée pour protéger son monde, alentour. A Itsandra, vous ne ferez jamais un pas, sans rencontrer un lointain descendant de la grande lignée des sharif, si vénérés en terre comorienne, capables à eux seuls de vous élever au rang de ceux qui sont aimés de Dieu, par leur verbe et leurs prières.

L’endroit où est enterré Fes Al’Amine (Ph. Housni M. Kassim).
Par le passé, la ville a connu des chefs spirituels de grande renommée, dont les traces demeurent encore dans les esprits. Le pays dans son ensemble se rendait auprès d’eux. Une raison qui pousse notre guide improvisé à nous faire traverser une partie de la médina au pas de trop pour nous montrer sa deuxième proposition. Sur le chemin, il évoque la tombe de Fes Al’ Amine – prononcer Fesil’iamine – située sur le bas côté, près de la maison dite du Buntsini. Sharif consacré, mage réputé parmi les mages, il a enjoint les habitants de l’enterrer en plein milieu de la vieille cité, histoire de marquer son temps et de continuer à veiller sur son destin. Sa tombe s’inscrit dans le parcours emprunté pour les prières de protection de la ville. La procession passe par là, avant de se rendre près de la tombe d’Alhabib. Une manière aussi de rappeler à tous ceux qui arpentent ces ruelles étroites le respect qui lui est dû.
L’autre endroit que nous fait découvrir Housni Mohamed Kassim est la place dite du Ziraruni. Des trois chemins. On y arrive par le Buntsini. Par la place où l’on dansait jadis le mdiridji, l’épée à la main, sorti du fourreau. On la traverse pour aller pvo Mashewa, en face, de l’autre côté de la rue. Non loin, en remontant, se trouve une vieille mosquée, construite à base de pierre et de chaux, ainsi qu’une porte de la paix _ goba la salama. De celle-ci à la place couverte, où se retrouvent les gamins et leurs jeux, il y a d’abord ces marques sur le sol, tracées à base de ntsidawe _ des pierres de lave. Des signes de protection de la cité, là encore. Une légende prétend que ces pierres étaient encastrées à même le sol pour faire trébucher Mdwa Shuma, un djinn qui menaçait les enfants de la cité, lors de ses passages. Grâce à elles, on l’attendait arriver du lointain, tout comme l’étranger. Plus tard, chaque habitant en partance pour l’étranger – Zanzibar ou Madagascar – devait au préalable en faire le tour. Pour demander leur route aux mânes, sans doute. Avec des prières et des envies pleines la bouche…





Pvo Ziraruni.
Sous le toit couvert de la place, où se retrouvaient nombre de générations pour honorer la coutume, des reliques suspendues. Des peaux de bêtes sur lesquelles apparaissent des inscriptions pour nous illisibles. Avec quelques phrases limite ésotériques difficiles à déchiffrer. Nul autour de nous n’a l’air d’en saisir la quintessence. A la place, notre guide raconte cette anecdote. Il fut un temps où les peaux suspendues étaient au nombre de deux, d’après le dire des anciens. Si l’un des deux était touché, surtout par une main d’étranger, il se mettait à pleuvoir.
A côté des peaux de bête suspendues, une surface accrochée, avec des inscriptions là aussi liturgiques, pour ne pas dire incompréhensibles. Des chiffres et des lettres. Un talisman ? Une formule secrète de mwalim sharif versé dans l’occulte ? Il est facile d’imaginer que ce travail de swanaa (sculpture sur bois, en l’occurence) n’est pas là pour susciter de l’émerveillement par sa plastique, mais pour cacher tout un monde secret, ses croyances et sa mystique profonde. Qui viennent rejoindre le sourire circonspect de notre guide. Difficile en tous cas de ne pas saisir le message entretenu dans les différents endroits qu’il nous fait visiter. Cette ville de fait s’est faite sanctifier par ses sharif innombrables au souvenir figé dans le temps.
Soeuf Elbadawi (d’après le récit de Housni Mohamed Kassim)