Un média au caractère singulier fait son apparition, ces jours-ci, dans le paysage médiatique comorien. Lancé par Washko Ink. au sein du Muzdalifa House, le projet, fondé sur un principe d’économie solidaire et citoyenne, est prévu pour paraître tous les quatre mois.
Uropve – c’est son titre – n’a rien d’un journal. Et pourtant, il en épouse le caractère, et la faconde. Le premier numéro, fraichement paru, il y a quelques semaines, porte sur la très sérieuse question du politique. Des articles de fond sur 40 années d’histoire politique, à travers lesquels des hommes de plume (qui ne sont pas tous journalistes, loin de là) s’appliquent à analyser le rôle joué par les élites au pouvoir, ainsi que la situation du citoyen dans l’archipel. « Politique et jeux de rôle », le titre en couverture porte cette interrogation, sans ambiguïté : « Quarante années d’indépendance n’effacent pas ce sentiment qu’éprouvent les habitants de cet espace archipélique. Cette sensation étrange de cheminer dans un tunnel sans fin. On a beau dire, beau faire, beau croire. Ce pays, sans cesse menacé de démantèlement, en est encore à courir après ses besoins de base. Manger à sa faim, se soigner, se former, sont encore des épreuves terribles pour le Comorien, qui n’a appris qu’à se taire, durant ces quarante dernières années. Le rêve d’une nation moderne, souveraine, capable de prendre ses enfants à charge, ne se vit que dans l’utopie. La faute aux politiques sans doute. D’où la volonté de questionner leur rôle…»
Huit pages en couleur, consacrées au destin de l’archipel, sans aucun lien avec les appareils politiques ou partisans. En quatrième de couverture, la réflexion du leader historique du MOLINACO, Abdou Bakari Boina, sur l’espérance à retrouver, et ce, malgré l’adversité : « Je pense qu’il y a de l’espoir. Je l’ai bien dit. Baanda dhiqi faradji. Je ne vivrais peut-être pas assez longtemps pour le voir. Mais je crois que tout cela changera un jour. Je ne le dis pas comme ça. Mais je relis l’histoire. Je regarde comment ça s’est passé dans le temps, et dans le monde. Dans les pays sous contrôle, le dictateur règne un temps, dix, vingt ans, mais après arrive le couperet. Il n’y a de soleil qui ne se couche un jour… » Les propos proviennent du film Uhuru na igabuo, réalisé l’an dernier par Soeuf Elbadawi, dans le cadre de son installation pour le FACC 2014, « Pays de lune I Un rêve brisé? ». L’article évoque la parole d’un « homme au destin rebelle (…) préférant sa liberté à l’idée de mourir « esclave et soumis ».
En page 5 du support, il y a cet entretien accordé par le poète Anssoufouddine Mohamed sur la tragédie du Mur Balladur. Il y évoque le silence entretenu par les hommes politiques autour des morts et des naufrages, entre Ndzuani et Maore: « Ce silence, à mon avis, participe d’un autre silence plus vaste, plus profond, plus pernicieux, le silence face au drame qui se joue dans nos espaces de vie quotidiens (hôpitaux, écoles, villes, villages, quartiers) devenus mortifères. Plus rien ne nous émeut, c’est le silence des cœurs et des âmes. Plus rien ne vient enrichir le souffle censé animer l’âme collective. L’accumulation des expériences vécues ensemble, la sédimentation de nos douleurs en partage, l’éblouissement de ces autres regards du monde que nous accordent nos belles errances, rien dans tous ces éléments – qui s’ajoutent strate par strate – ne concorde à définir une personnalité objective, capable de répondre à nos problématiques de vie. Nous modelons nos choix de vie sur du factice. Les seuls moments où nous sortons de notre silence de marbre, afin de dire notrr présence sur ces îles, c’est pour nous plier à quelques gestes stéréotypés. »
Ce support, richement illustré, dédié au débat citoyen (shiwandza sho zinisa fikra na maurongozi ya ntsi est une phrase en exergue sur la première page), interroge la mémoire récente d’un pays, où l’impunité est devenue reine de foire, pendant que s’effondrent toutes les valeurs en partage. Un article parle de la manière dont la jeunesse du pays se laisse instrumentaliser à coup d’alcools et de promesses arides. Un autre traite de la façon dont les cadres du pays désertent l’administration publique pour se mettre au service d’intérêts qui leur échappent, auprès des bailleurs, des ONG ou même des entreprises étrangères. Il y est dit que « les transfuges, connaissant les ratés de la machine étatique, contribuent alors à la disqualifier. » Ironie du sort : « Ces hommes et ces femmes, sous contrôle d’entités étrangères, ont été formés par le même Etat qu’ils déclarent, aujourd’hui, forfait. A se demander si c’est vraiment l’Etat qui a échoué, puisqu’il fournit la main-d’œuvre nécessaire à ceux qui se penchent à son chevet, ou si ce sont ces bailleurs et ONG, qui n’auraient pas les mêmes attentes que les citoyens de ce pays. » Said Omar, ancien consultant, compare le pays à un club et ironise : Les meilleurs joueurs s’en vont, parce que le club n’est pas confort. Ils veulent être mieux payés, bouffer comme des chefs et passer en experts à la télé».
Objet étrange, se réclamant d’utopies citoyennes et d’enjeux collectifs, dans un paysage médiatique, aujourd’hui, présenté comme sinistré, Uropve se réclame d’une démarche singulière. Le titre se refuse aux lois du marché : il n’est pas un journal, au sens strict/ n’est pas en vente/ et n’est pas redevable à la pub, non plus. Fondé sur un principe d’économie solidaire et citoyenne, Uropve n’existe que pour ceux qui ont contribué à sa parution. Des lecteurs sollicités en amont, qui attendent d’être livrés, un peu comme pour une œuvre de commande où les auteurs, en accord avec leurs mécènes, seraient libres de composer, à partir du moment où leurs questionnements ne porteraient que sur le destin commun et l’intérêt général. Uropve n’est pas (et ne sera pas) en kiosque. L’équipe, qui l’a réalisé, prévoit cependant de s’associer à des initiatives, rencontres ou débats, se recoupant avec le contenu du support, voire à les organiser elle-même, en attendant la sortie, en décembre 2015, du prochain numéro, qui, lui, sera, consacré au sacré et au religieux. L’occasion d’une opération de levée de fonds, axée sur un même principe : le lecteur finance son exemplaire, et ses co lecteurs, en le rejoignant, lui permettent d’asseoir son confort de lecture, en termes de qualité et de contenu. C’est parce que nous cheminons ensemble que le sentier s’élargit nous dit un dicton. Uropve le fait sien. Aux auteurs ensuite de mériter la confiance accordée par le lecteur, s’ils veulent que l’aventure se poursuive dans le temps. Des auteurs à qui Uropve exige une seule qualité : la possibilité d’une parole citoyenne et possiblement agissante.
MB
Le PDF du numéro #1 de Uropve est téléchargeable sur notre site, offert gracieusement par ses lecteurs contributeurs, à cette adresse : uropve1. Une manière citoyenne de partager l’info sur les réalités comoriennes. Uropve – qui n’existe pas en kiosque – prolonge un idéal d’utopie collective, largement inspiré du shungu des Anciens.
Pour en savoir plus, nous écrire : muzdalifahouse.