Pensez-y à l’heure des fêtes de fin d’année. On en parlait dans le n°3 du Mwezi Mag d’AB. A Mwali, les gourmets s’étonnent encore de voir les poissons fondre sous leur palais, avec la fraîcheur de l’aube nichée dans les arêtes. On y sert encore du bouillon de tacca (ubu wa ndridi) à la louche et des galettes de riz enrobées de miel-coco (mafenenetsi), avec un humour d’arrière-cuisine qui se conjugue assez bien avec cette terre, si rouge-argile et si enviée de tous.
Ces histoires, croit-on, ont un début, et pas de fin. Aller à Mwali revient donc à s’engouffrer au paradis du goût, avec des images de ventre repu, difficiles à effacer d’un trait d’esprit, une fois repris l’avion. Le tout est de ne pas se tromper de cantine, lorsqu’on y débarque. Il est même très important de tomber dans une marmite de bonne famille, encore nourrie aux vieilles recettes ancestrales. Sur l’ensemble de l’île, cuisiner est une chose sérieuse. On n’y mange surtout pas pour se rassasier comme ailleurs dans l’archipel, mais pour se nourrir. La nuance nous éloigne de l’angoisse alimentaire. Il est plutôt question ici de gastronomie populaire.
Une expression qui peut rebuter le chaland, lorsqu’il se contente du langage limité des enfants de la crise, que la routine, faussement occidentalisée des restos de Moroni, a rendu pauvre dans le domaine du culinaire. Salade, frites et ketchup. Pizza, coca et glace friandise comme au cinéma. A Mwali, le choix en la matière est cool. N’hésitez surtout pas à orienter vos envies, pour ne point vous transformer en une courge faisandée. Ne demandez à manger que du poisson ! Simple affaire de goût ! La petite île a le don de vous faire saliver, rien qu’en évoquant la manière de saler la bête, pour qu’elle ne s’endorme pas sur le feu. Une fois exprimée vos envies de chair océane, faites votre tri de poiscaille sur le bord de mer, au retour des pirogues ou des kwasa, tôt le matin, tard le soir.
Contre la la bonite transformée en sardine surdimensionnée.
Du poisson de roche, par principe. Exprimez un intérêt certain pour les rougets. «Même avec des poissons noirs, ça peut très bien goûter», dira une cousine. Mais faites-nous confiance, même s’il vous faut battre le sable à l’aube naissante ou dévaler le long de la roche accidentée sur les côtes, afin de cueillir le pêcheur au sortir de son ngawa _ version encore non motorisée du patrimoine des eaux comoriennes. Ne pas hésiter à le héler de loin. Ne pas s’offusquer de son courroux affiché, sous peine de se retrouver à négocier à vil prix dans le tohu-bohu du grand marché. Les hommes qui taquinent le poisson de nuit, avec un pétromax à la fl amme vacillante pour seul compagnon, ont l’humour aigre. Ils sont ronchons de nature, et finissent souvent par ternir la mauvaise foi des marchandes de poissons, à coup d’écailles verbales, bien soupesées en bouche. Peu de mots dans leur jargon, mais toujours ils font mouche, l’esprit espiègle.
Une règle, parmi mille, même si elle paraît non écrite : ne pas s’emballer, trop, devant eux. Savoir encaisser et dire son chiffre. Combien, la bête ? On pèse ? On soupèse ? Un regard suffit pour jauger. L’essentiel ? Bien connaître son poisson. On ne choisit pas n’importe quelle bête, pour un festin de nfi ya hadzwa. L’expression n’a pas son pareil dans le shikomori. Une fois choisi, le poisson voit, paraît-il, son âme se répandre dans les airs, en s’imaginant la pire des cuissons. La vérité, c’est qu’il peut se retrouver condamné à fouler le palais grotesque d’un bouffeur de riz au coco, sans autres manières que de mâcher du grain pour remplir une panse. Pour mériter de hanter les souvenirs d’un fin gourmet, la bête a besoin de fighter avec un fil carnassier lors d’une capture sauvage. Histoire de nourrir les récits du jour. Mais la prise ne doit être ni trop grande, ni trop grosse. On parle de ces poissons qui, de leur vivant, se pavanent, non loin des hommes, non loin des rives, et non de ces monstres traqués au large par les chalutiers européens. On ne parle pas de la bonite, jadis réservée aux esprits apaisés de la mer. Et dire qu’on n’en mangeait quasiment pas, il y a encore trente ans. Aujourd’hui, on en fait de la « sardine surdimensionnée » – une horreur ! – à toutes les saisons.
Exigez votre poisson de roche pour le plat de nfi ya hadzwa.
Une recette transmise de mère en fille.
La recette est vieille de plusieurs siècles. Elle se transmet de mère en fille, n’est pas tout à fait un secret d’alcôve, mais elle exige le coup de main à l’ancienne, le vrai, unique. On prétend que les mamans murmurent des prières au poisson pour se faire pardonner d’avoir à le cuire avec autant de malice. En cuisine, elles prennent la bête à pleines mains, l’écaillent, et l’évident. Attention à ne pas dépiauter la tête ! A ne pas l’assaisonner, du moins pas tout de suite. Préparer un lit d’épices au goût fruité, choisies avec amour. Piment écrasé avec du sel de Bimbini, si vous en avez, sous le coude. Pour gérer le taux de cholestérol, il n’y a pas mieux. Cela vous change du sel traficoté, importé des contrées voisines ou de la lointaine Chine. Les hypertendus – maladie très répandue dans le pays – vous en sauront gré.
Ail, oignons et curcuma en abondance. Du bilimbi, découpé en tranches, sans les pépins. Du jus de ndrimu, ces petits citrons à l’amertume acidulée, certains ramassés et découpés en dés. Poser le poisson par dessus, pour qu’il s’imprègne des senteurs enfouies : « Pare y harufu iheyie », confie la cousine aux fourneaux. Il faudra y mettre quelques algues des mers, un jour, pour sacrifier au mirage de la transgression. Il faut mettre le tout sur un feu doux, y rajouter un peu d’eau, juste assez pour que ça cuise, sans forcer. Et alors se produit le miracle ! Un lit de saveurs remontant de l’ailleurs. « Ngodjo djua yahi para », s’exclame encore la cousine, comme pour dire que le n gourmet n’a nul besoin qu’on le lui dise, lorsque le plat est prêt, à servir. Zigobo, en accompagnement. Banane, manioc, tarot, igname…
L’homme Bandit en pleine action.
A l’heure de l’obésité démocratisée et des nouvelles pratiques de malnutrition organisées – tendance mabawa & co. – dans l’archipel, on ne peut qu’apprécier la ferveur avec laquelle les familles à Mwali arrivent à maintenir cet art du goût, qui ne laisse aucune place à la tristesse du diabète et des AVC. La simplicité des plats dans l’île ramène à des régimes alimentaires, complètement en phase avec l’environnement immédiat. Un patrimoine culinaire aux origines populaires, fondée sur une production saine, locale, saisonnière. Profitant aux circuits courts, échappant à la courbe en hausse des additifs dans l’alimentation vendue en boutique. La plaie des arts de la table survient lorsqu’on veut bouffer vite, sans se fouler.
Mais si jamais vous n’avez personne pour vous offrir ces petits moments d’une grande saveur à table, faites comme nous, en arrivant à Fomboni. Rendez-vous chez Bandit, une gargote, où les élites de passage, faisant frémir la chair du poisson sous la dent, s’en donnent à cœur joie. Une baraque en tôle, promise à la modernité, sans excès de fantaisie, ni de décors. La musique est à chier, lorsque ça barbote dans les baffes. Mais là n’est pas l’essentiel. Bandit est un nostalgique du slow food familial, déguisé en marchand de goût de terroir. Il vous reçoit chez lui avec le sourire, la larme à l’œil, à force de veiller de près sur ses grills de poisson, à la fumée ensorcelante. Des bêtes du petit matin, là aussi. Il arrive qu’on les voie frétiller au fond d’une cuvette dans sa cour. Et un fumet qui vous retient la panse à l’air, dès lors que ça crise sur le feu. Une cuisine faite en toute liberté, qui vous réconcilie avec un pays parti en vrille depuis que s’est ouverte la campagne des mabawa surcongelés.
Soeuf Elbadawi