Trumba à Mayotte

« Vous ne voyez que la seule vérité, donc vous êtes injuste ». Si on peut difficilement amender le texte de l’un des plus grands auteurs de la littérature russe, sans commettre par la même de crime de lèse-majesté, nous sommes tenté d’agrémenter le mot vérité de l’adjectif « visible ». La nouvelle phrase ainsi produite rendrait parfaitement compte du regard empli de préjugés que ceux qui se prévalent d’une modernité dévoyée jettent sur les rites de possession.

Un sinistre fait divers ayant pour théâtre le collège de Pamandzi illustre bien cet état de fait. Une jeune fille fut saisie, en plein cours, de ce que la doxa nomme trivialement une crise de djinn. Elle hurlait dans une langue qu’elle semblait être seule à comprendre, sautillait partout et se débattait avec une vigueur insoupçonnable. L’enseignant, qui avait la charge de la classe quand survint cette crise de « démence », pour reprendre le mot au mieux malencontreux et au pire injurieux du Principal, ne sut comment réagir. Pris entre les quolibets, les rires et les mouvements de foule, il préféra quitter la salle.

Pensant alors bien faire, quelques camarades de la fille en « crise » décidèrent de l’emmener manu militari chez l’infirmière. Mais la « malade » ne reçut qu’une lourde claque sur la joue en guise de traitement. Aussi étrange que cela ait pu paraître pour la curatrice, son remède n’eut pas les effets thérapeutiques escomptés. La jeune fille ne retrouva son calme qu’une fois sa mère, accompagnée d’un fundi, arriva sur les lieux. Ce triste épisode n’est en rien un phénomène isolé et témoigne de l’incompréhension qui règne, au sein des populations vivant sur le sol « maorais », vis-à-vis de phénomènes de possession et de transe que Guattari et Deleuze définissent comme « l’investissement d’un champ social historique » (Guattari, Deleuze, 1972). Dès lors, interroger une pratique de possession revient à questionner l’inconscient collectif qui irrigue la Weltanschang de ceux qui la mettent en œuvre.

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Image du film L’ivresse d’une oasis de Hachimiya Ahamada (capture d’écran).

Que signifie avoir l’inconscient comme objet d’étude ?

L’inconscient est présenté comme ce « qui a lieu sans que le sujet s’en rende compte », ou bien, comme ce « dont le sujet n’a pas la perception claire dans une situation donnée ». « Automatique », « involontaire », « machinal », « spontané » peuvent être ses synonymes. Certaines disciplines se sont tout particulièrement intéressées à l’inconscient : en psychologie et en philosophie, il renvoie à « l’ensemble des phénomènes physiologiques et neuropsychiques qui échappent totalement à la conscience du sujet ». En psychanalyse, ce sera l’« ensemble d’images, d’idées inconscientes (archétypes), communes à un groupe humain, transmises héréditairement et qui règlent les réactions de l’homme non pas en tant qu’individu mais en tant qu’être social ».

Ces différentes définitions synthétiques ouvrent des pistes de réflexion pour tenter d’appréhender l’inconscient. La difficulté première à laquelle se heurte tout chercheur sur ces questions est la contradiction qui apparaît entre un objet de recherche défini comme l’inconscient et la définition même de ce dernier, qui renvoie à quelque chose qui ne se perçoit pas. Comment percevoir, mettre à jour, quelque chose qui échappe à la conscience ? De plus, ce qui sera mis à jour pourra-t-il toujours être qualifié d’inconscient, puisque cela se trouvera désormais placé dans le domaine du perceptible ?

En ayant conscience de ces tensions, il convient cependant de remarquer que ce n’est pas tant la caractérisation de l’inconscient comme ce dont l’individu ne se rend pas compte (n’a pas conscience) qui présente un intérêt pour un travail en sciences humaines et sociales. Ce qui retient notre attention c’est ce dont l’individu ne se rend pas compte, mais qui, pourtant, modèle, régule ses réactions. Dans cette perspective, l’inconscient renvoie donc à des ressorts non apparents, dont les conséquences sont, elles, perceptibles. Le façonnement de ces ressorts apparaît dépendant de la construction sociale et culturelle de l’individu. L’inconscient individuel est ainsi une déclinaison, un reflet, d’un inconscient traversant / se situant au soubassement de l’ensemble d’une société, d’une culture donnée. Par conséquent, aborder l’inconscient revient d’abord à choisir une forme d’extériorisation pouvant faire l’objet d’une étude.

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Flacon de parfum destiné au rituel, sur les hauteurs de la Pointe Mahabou à Mamoudzou.

Extériorisation d’un inconscient et outil de lutte

Il existe à Mayotte plusieurs rites précieusement préservés de l’effet du temps par des centaines d’initiés. L’un d’entre eux est le trumba, qui se définit d’après Maili Condro, anthropologue, comme « l’esprit des ancêtres qui viennent posséder les vivants chez les Sakalava de Madagascar ». De quels esprits parlons-nous ? Les trumba sont réputés être les esprits des Ampanzakas, qui règnent sur l’autre monde (princes malgaches ou familles royales). S’ils peuvent posséder tout un chacun dans l’archipel, les cérémonies de trumba, durant lesquelles les familles des personnes possédées remercient l’esprit, à l’origine du mal-être, de bien vouloir établir une relation paisible avec son hôte, concernent, principalement, des femmes.

Ce n’est pas tant la cérémonie en elle-même, encore qu’il est aisé de trouver dans le style vestimentaire et les différents gestes exécutés matière à disserter, que les effets de celle-ci, qui révèle des mécanismes collectifs inconscients. Des femmes possédées par des rois ? La question naturelle que soulèvent cette pratique est : « Dans quelle mesure la pratique du trumba se révèle être un outil de bouleversement des rapports de genre à Mayotte » ? Nous retenons ici la définition qu’en donne l’universitaire américaine Judith Butler. Le genre n’est pas une essence mais une performance. Une performance sociale. Une surdétermination extérieure. On inculque, à la faveur d’une constellation de données et de pratiques, aux sexes biologiques des comportements et des codes dont ils ne doivent se départir sous aucun prétexte.

Le genre devient dès lors performatif en ce qu’il conditionne la trajectoire des individus. Le rite du trumba vient bouleverser en partie ces représentations. Nous ne trahissons aucun secret, en disant que Mayotte, comme l’ensembles de l’archipel, en dépit du caractère matrilinéaire des dévolutions successorales, est un territoire patriarcal. Les rapports de domination, notamment sur la scène publique, sont clairement à l’avantage des hommes, qui disposent d’une forme d’imperium social, soutenu en ce sens par une religion qui prône la discrétion des femmes. Ainsi, bien des représentantes du beau sexe peuvent se sentir à la merci des hommes, notamment dans l’intimité des relations de couple.

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Une assiette dédiée au rituel des trumba.

La femme possédée par un esprit royal pourra imposer des interdit – fadi– réputés soufflés par son trumba au mari. Il s’agit souvent de pratiques sexuelles dont la réalisation pourrait souiller le dépositaire de l’esprit supérieur, et ainsi provoquer son courroux. Il se passe là quelque chose de très intéressant sur le plan du rapport de force entre genres. Par l’incorporation d’une altérité, le corps habité reprend possession de sa chair. Par la cérémonie de possession, les femmes vont redéfinir les contours de leurs identités et en prendre possession. De la même manière qu’avec les haouka[1], ces dieux de la technique et de la force, représentant l’ordre colonial, qui lors de rites de possession habitent les colonisés ghanéens, les trumba revêtent une dimension cathartique évidente.

Il s’agit dans les deux cas d’extérioriser la violence, de genre pour les uns et coloniale pour les autres, subie via l’incorporation d’un autre. Une aliénation salvatrice en somme. La pratique des trumba démontre dès lors la ferme résolution des femmes « maoraises » de s’extraire de l’assignation de genre qu’elles subissent, et témoigne de l’ingéniosité de leurs stratégies de lutte. Ce rite prouve à tous les initiés, durant la cérémonie et le temps de la cohabitation, que les constructions sociales sur lesquelles reposent nos représentations collectives peuvent être bouleversées.

Anil Abdoulkarim

Ce texte est paru dans le dernier numéro de Mwezi Mag (n°4), consacré à Maore.
[1] Les maîtres-fous de Jean Rouch.