Mystification et pouvoir un sytème vampire a Maore

Le pouvoir politique à Mayotte, ou le boeuf de shungu[1]. Un texte de Mlaili Condro, enseignant et docteur en sciences du langage. Paru initialement dans le journal Kashkazi[2].

Partons du constat, choquant, qu’à Mayotte ou du moins dans la société mahoraise actuelle, nous sommes en Afrique postcoloniale. En matière politique, entendons. Le problème qui peut alors se poser est celui de la nature du pouvoir engendré par l’organisation politique et sociale en vigueur. Une organisation qui a pour base la famille. En effet, nous soutenons que le système politique mahorais traditionnel a bien pour base la famille, limitée au village ou le débordant ; l’autorité ou le pouvoir de décision étant répartie entre les aînés ou les doyens des « grandes familles », qui constituent une sorte de conseil de chefs de famille chargé de gérer les affaires du village. L’Islam ajoute à la cohabitation des familles l’intervention inévitable des autorités religieuses dans toutes les décisions prises au nom de la collectivité.

Les familles actuelles sont liées, d’une part, soit par des récits ou bribes de récits d’origine commune, soit par des relations d’alliance (souvent le mariage) ou de quasi-vassalité[3] (legs de l’esclavage ou clientélisme) ; et d’autre part, par l’Islam qui assure une fonction d’intégration sociale. Ici, la hiérarchie des statuts se fonde globalement sur l’âge et sur le prestige (la connaissance religieuse essentiellement – l’intellectuel occidentalisé étant marqué par l’extranéité de son savoir) : ushewo[4].

Cette sorte de démocratie familiale imprégnée de l’idéologie musulmane est toutefois fortement marquée par la concurrence rude ou la rivalité violente, qui peuvent donner lieu à des démêlés entre familles – laissant en héritage des rancœurs inextinguibles. Imprégnée également de l’idéologie raciale et esclavagiste arabo-chirazienne héritée du passé, elle repose aussi sur l’exclusion de certaines familles (les « descendants d’esclaves » ou washendzi) et catégories sociales (les femmes, les jeunes et les « étrangers »). A ce propos, on distingue volontiers les « petites gens » ou watru wa titi des « hommes de prestige » ou watru wa shewo. Un partage qui renvoie à une rupture majeure dans l’histoire sociopolitique de Mayotte : « Un nouvel ordre fondé sur des critères religieux et politiques »[5] – ou plutôt, en fait, raciaux et politiques – fut mis en place avec l’arrivée des « Arabes » à Mayotte, qui firent main basse sur la souveraineté royale.

A côté de la famille royale, qui avait le privilège de fournir le sultan-roi, il en existait deux autres, dont l’une fournissait le ou les électeur(s) ou plutôt faisait « allégeance […] sans doute au nom de tout Mayotte »[6] (le Waziri), et l’autre l’intronisateur (le Kolo Nahuda), qui prononçait le serment[7]. On constate ainsi que l’exercice du pouvoir impliquait la famille royale, mais également les familles électrices – ne s’agissait-il pas d’autres familles éligibles au fauteuil de roi ? – qui se partageaient des attributions (des tributs) définies[8]. On se trouvait donc en présence d’un système politique caractérisé par la coexistence de l’autorité du sultan-roi avec la participation légitimante de certaines familles et lignages nobles. Ici, l’islamisation de la population de Mayotte se traduira par l’institutionnalisation de l’autorité religieuse et musulmane, et le renforcement des nouvelles hiérarchies sociopolitiques.

Parade de noces

Et aujourd’hui ? Tout porte à croire qu’il survit donc quelque chose de déterminant de ce système « sultanique », un système désormais traditionnel que la colonisation française a émasculé. En effet, l’aristocratie mahoraise (comorienne en général), assujettie et coopérante, fut maintenue par le régime colonial, qui s’en était servi pour implanter son propre pouvoir. De ce point de vue, la colonisation ne constitue pas une rupture radicale ; elle a surimposé une autre organisation poli- tique paternaliste basée sur la cooptation et la violence. Il y eut donc l’alliance opportuniste des deux systèmes de pouvoir, qui coexistent dans un rapport de sustention mutuelle. C’est un système de vampirisation.

Dans son actualité présente, ce « système vampire » produit naturellement un pouvoir opportuniste et corrompu, puisqu’il élude la question de la légitimité et du partage du pouvoir dans un contexte de mise à égalité formelle et politique des familles, d’une part, et d’installation du parti poli- tique et du vote individuel, d’autre part. Rappelons en effet que dans le système traditionnel, mais alors dans toute sa vigueur politique, le pouvoir royal ou sultanique trouvait sa légitimité et ses limites politiques respectivement dans l’adhésion des « grandes familles » (nobles) et dans les interdits qui affectaient la personne du souverain après son intronisation. Tandis que dans la société postcoloniale, le fait majoritaire est sensé s’imposer comme base de tout régime démocratique, seul critère d’appréciation de la légitimité, tandis que l’individu est en principe promu au rang d’acteur politique autonome et responsable. 

Or il est important d’observer que même dans le système traditionnel émasculé, la liberté politique de l’individu reste très réduite pour ne pas dire inexistante. L’individu n’est qu’un membre -dépendant- d’une famille et un disciple – discipliné[9] – de l’Islam, la religion du sultan-roi et des familles nobles (les premières islamisées) de Mayotte. Isolé, il n’est pas « un animal politique », c’est-à-dire un citoyen pouvant agir pour changer la société et sa situation sociale puisqu’il croit à la grâce divine. Dieu a déjà choisi ceux qui seront riches et ceux qui seront pauvres, ceux qui gouverneront et ceux qui obéiront. Le partage juste des pouvoirs et des richesses étant renvoyé alors au temps paradisiaque, hors de l’actualité et de la politique. Dans ce monde inégal et injuste des hommes, il ne peut que compter sur la magnanimité des nobles et la bienveillance des puissants.

Il est tout aussi important de noter que « la période coloniale n’était pas une bonne préparation à la démocratie. Le régime colonial était paternaliste et autoritaire, voire totalitaire […] Et tous ceux qui gravitaient autour du pouvoir colonial – interprètes, gardes cercles, fonctionnaires subalternes africains – avaient appris à se comporter non pas comme des représentants démocratiquement élus, mais comme des hommes du pouvoir »[10].

Ce système vampire propose donc un simulacre de pouvoir démocratique. En réalité, le parti ou la famille politique négocie, politiquement ou financièrement, avec la famille « civile », convoquant si nécessaire les liens de parenté les plus improbables. Mais, ici encore, l’homme politique ou le chef socio-économico-politique n’est qu’un membre d’une famille, dont l’emprise se trouve renforcée par la solidarité et la sécurité socio-économiques qu’elle offre à ses membres dans le contexte actuel de la fragilisation accrue de la société mahoraise.

Parade de noces.

Désormais, en politique comme en grand mariage ou en premier mariage, les familles choisissent un bon parti, marient, s’allient, se mobilisent, convient, festoient et s’acquittent de leur shungu ou de leurs dettes sociopolitiques. Les notions d’intérêt général et de projet politique sont les illustres absentes de ce grand festin. En effet, elles n’ont aucune prise réelle et effective sur la gestion de la société. Leur usage est purement rhétorique.

Ainsi l’accès et l’exercice du pouvoir vont-ils reposer sur une logique de tontine ou de shungu, qui affecte sa distribution temporelle et spatiale, et sur un système de clientélisme moderne (argent, travail, sexe, autres transactions inavouables) – le matérialisme ambiant aidant -, sur l’évocation légitimant des hiérarchies des familles et des statuts des lignages en lice. Tandis qu’on parlera du pouvoir politique comme d’un bœuf de shunguabattu dont les morceaux doivent être répartis entre les parti(e)s ou plutôt les familles prenantes.

En réalité également, ce système vampire est entretenu, politiquement et financièrement, par le pouvoir étatique, qui s’en sert pour se maintenir. Certes, ce mode de présence politique, postcoloniale, ne favorise pas l’émergence d’une société civile à Mayotte, qui tout en se distinguant de l’Etat et des partis politiques et sans pour autant s’y opposer systématiquement, reste vigilante (critique) et responsable. Pendant ce temps l’individu mahorais, psychologiquement appauvri par des peurs et des angoisses entretenues, se nourrit de la promesse de départementalisation comme il se console avec celle du Paradis, qui verra la fin de tous ses problèmes. Et comme en religion, il doit soumission et obéissance à l’Etat providence, et évidemment accepter la mort comme passage obligé pour accéder au statut paradisiaque.

La légitimation du pouvoir engendré par ce système vampire constitue donc une mystification. Parce qu’elle prive effectivement le Mahorais de tout sens critique et le dépossède ainsi de toute capacité d’agir pour changer sa situation. Aussi ne pourrait-il pas être envisagé, en tant que devoir de l’Etat ou en guise de prière, que la départementalisation de Mayotte soulage le Mahorais de la charge idéologique et politique qui le déresponsabilise à l’égard de sa propre histoire et qui étouffe son imagination ? Cela sera possible si la départementalisation va de pair avec une priorité donnée à l’éducation.

Mlaïli Condro


[1] Une sorte de « tontine cérémonielle » dont l’échéance a lieu lors d’un grand mariage ou d’un premier mariage ou d’une célébration symbolique d’un mariage déjà effectif.

[2] N°73 de juin-juillet 2008. Le titre originel du texte étai t: « Le pouvoir politique à Mayotte, ou le boeuf de shungu« .

[3] S. Chouzour, Le pouvoir de l’honneur, L’Harmattan, 1994, p. 16.

[4] Qui est « système de valeurs fondé sur l’honneur (shewo) », selon S. Chouzour.

[5] S. Blanchy, « Note sur le rituel d’intronisation des souverains de Mayotte et l’ancien ordre politico-religieux », Etudes Océan Indien, INALCO, 1997.

[6] S. Blanchy, op. cit.

[7] Pour cet aspect historique, il est intéressant de consulter l’étude réalisée par Sophie Blanchy sur « le rituel d’intronisation des souverains de Mayotte et l’ancien ordre politico-religieux », publiée dans la revue Etudes Océan Indien de l’INALCO (n° 21 – 2007). C’est une étude qui donne plutôt à penser.

[8] S. Blanchy, op. cit.

[9] L’école coranique apprend à l’enfant à obéir et à Dieu et à ses parents et à son maître ou fundi.

[10] J. Ki-Zerbo, A quand l’Afrique? Entretien avec René Holenstein, Paris, Editions de L’Aube, 2003, pp. 69-70.