Ecrivains comoriens, susceptibles et courtisans

Une tribune du journaliste Ahmed Ali Amir sur les limites d’un paysage littéraire, où les écrivains donnent l’impression de vivre à côté du réel et de ne point s’intéresser au quotidien de leurs concitoyens. Il y est question d’engagement et du renoncement[1].

Dans la presse, personne n’ose la moindre critique littéraire, le petit effort de discernement sur les œuvres de nos écrivains, de peur d’être taxé de hargneux ou de teigneux. Nia mbi ! On se tient donc à carreau et on consent à une position courtoise : arrondir les angles, se contenter de reprendre le propos de l’éditeur, en évitant de s’écarter de la ligne. Quel journaliste oserait juger La république des imberbes de Toihiri, Deux saisons pour l’Egypte de Mohamed Nabuhani, Interview d’un macchabée de Nassur Attoumani, sans que son papier ne soit, en retour, décortiqué, de fond en comble, avec le risque de se retrouver définitivement classé ou déclassé ? Qui ?

On publie à tout va et on ovationne…

Il n’y a pas le moindre questionnement sur l’esthétique littéraire. Ni la critique, ni els écrivains eux-mêmes ne débattent de ce qui est publié. Nulle interrogation ! Non pas que tout le monde ose l’écriture : c’est un droit constitutionnel qu’il serait dangereux de restreindre à une élite. Mais ici on publie sans se risquer à la confrontation intellectuelle ou se heurter au ricanement de ses pairs. Et l’on s’étonne que des ouvrages érudits et des livres excellents passent à la trappe !

Une récente étude parue aux éditions Komedit.

Les points de vue sur les œuvres, clairs ou même énoncés indirectement, ne sont pas permis. On tolère les adjectifs excessifs et creux comme lorsqu’on fait la publicité pour les sardines en conserve… Et pourtant c’est l’écrivain qui trouverait grand intérêt à lire une critique sérieuse, les citations ayant retenu l’attention, les références des passages les plus émouvants, les analyses sur le style, le sens du texte, et aussi la comparaison de l’œuvre avec d’autres créations littéraires du moment ou du passé. Les comptes rendus sur des œuvres littéraires dans les journaux sont ternes, vides de sens, abusant de superlatifs.

J’ai suivi des conférences sur la littérature tenues à l’Université des Comores, le lieu du savoir et de la connaissance, par excellence. Des écrivains de grand talent y professaient avec des médiocrités notoires dans un amphi plein à craquer.

Nos écrivains sont frileux, courtisans pour la plupart. On ne trouve point, sur la place, d’œuvre engagée, d’opinions courageusement émises ou de prises de position d’auteur sur les grands sujets de société. Une fille de 12 ans s’enfuit de la maison de ses parents adoptifs qui la torturaient, portant sur son corps frêle les cicatrices des brimades atroces  de sa famille d’accueil. Une pauvre dame la prend en charge et la protège. Parce que le tortionnaire est magistrat de siège, la pauvre dame sera harcelée et menacée d’emprisonnement par le procureur…

Ce fait rapporté par les journaux n’émeut aucun auteur de la place, alors qu’il symbolise toute la violence et l’hypocrisie d’une société qui pourrit de nos silences coupables.

Image d’une performance théâtrale de la compagnie O Mcezo sur les morts du Visa Balladur à Itsandra.

20 ans s’écoulent depuis l’instauration du Visa Balladur. 16.000 comoriens trouvent la mort en mer, en voulant se rendre sur l’île comorienne de Mayotte, occupée illégalement par l’ancienne puissance coloniale, au mépris du droit international. Des générations d’hommes et de femmes se souviendront un jour de ce scandale français comme d’une des plus grandes tragédies vécues par le peuple comorien. Ils se demanderont sans doute ce qu’écrivaient les auteurs en ces heures sombres de notre histoire. Or on ne peut nous opposer l’argument de la perte d’inspiration et de créativité ici.

Les écrivains devraient épouser les causes qui nous touchent. Permettez-nous enfin de dire qu’il nous manque un Victor Hugo réclamant le droit de vivre pour tous parmi nos écrivains, un Emile Zola en mesure de s’engager à contre courant de la société entière, défendant Dreyfus accusé à tort. On a besoin d’auteurs capables des coups de gueule d’un Jean-Paul Sartre, prenant la défense des pauvres et des opprimés, d’auteurs capables d’écrire les manifestes courageux d’une Simone de Beauvoir appelant à l’émancipation et à la parole des femmes. Dans le Pohori, son poème le plus consacré, Mbae Trambwe disait : « Ngamina huba ya mndr’oruma/ Sh’owanashe umenyeha ha djaruso ». Il n’avait pas tort. Alors ? Susceptibles ou courtisans, nos écrivains ? Les deux, peut-être ?

Ahmed Ali Amir


[1] Article initialement publié dans Al-Watwan Magazine en décembre 2013.