Au pays des livres ces Comoriens aveugles

L’édition comorienne étant essentiellement basée en France, elle n’échappe pas à la mode de la rentrée littéraire. Cette année, les ouvrages d’auteurs comoriens ne manquent pas. Etat des lieux. Un texte de Soeuf Elbadawi, auteur et dramaturge. Initialement paru dans Kashkazi de septembre 2007. 

La rentrée approche avec son porte-monnaie vide et ses angoisses de fin de vacances. De nouvelles résolutions seront à prendre pour améliorer le quotidien. Et la fréquentation des bibliothèques ou encore les achats de livres en librairie n’en feront certainement pas partie. Secret de polichinelle ! Le Comorien ne lit pas ou très peu. Pour beaucoup, le fait de lire signifie un retour au sacré. Le Saint Coran et autres livres de prières plus ou moins consacrés dans nos pratiques multiséculaires sont là pour nous servir de témoins à charge. On connaît la fameuse blague des lunettes oubliées. Pour ceux qui ne souhaitent pas se livrer à un exercice épuisant de lecture, y compris lors des hitima du deuil, la parade est toute trouvée. « Désolé ! Je n’ai pas mon binocle sur moi et je ne vois plus très bien ».

Lire est un exercice physique qui exige de la patience et de la concentration, encore plus lorsqu’il s’agit d’une écriture portée par une langue incompréhensible. Car lire des sourates n’impose pas forcément de comprendre, selon nos maîtres en la matière. Le comique de répétition et la douce mélodie des versets qui s’enroulent dans la psalmodie collective suffirait amplement. Certains font même semblant de ruminer leurs textes. Nul ne vérifie s’ils lisent vraiment ou non dans le livre. Seul Dieu connaît le secret de ses ouailles comoriennes, qui, bien souvent, préféreront miser sur la musicalité des textes, en apprenant le tout par cœur, plutôt que d’avoir à revenir sans cesse dans le corps du livre. Un livre qui, parfois, oblige à des rituels (les ablutions notamment) dont certains se passeraient volontiers, pour gagner du temps sur le temps.

Mais parlons des autres livres. De ceux qui sont écrits en français ou en langue shikomori, par des compatriotes ou non, qui relèvent d’un imaginaire littéraire proche de nos réalités insulaires et qui attendent d’être secourus des bacs de libraire. Le Comorien n’achetant pas de livre, ces auteurs sont sans visibilité aucune, et ne parlons pas de rentabilité. Pas de promotion, pas de soutien étatique, peu de libraires attentionnés, si l’on excepte l’expérience de la Bouquinerie d’Anjouan ou de la Maison du livre. Alors que l’on se serait attendu à mieux, pour une fois que nous avions trouvé le moyen de faire exister ce pays sur la page blanche.

Le poète Saindoune Ben Ali, le roman Le Tournis, le recueil de critique 12 Lectures.

Nous devrions effectivement encourager nos petits écoliers à lire davantage. Peut-être même que cela aiderait le système scolaire à produire moins de crétins à la sortie. Sans ignorer le poids des grands classiques dans ce processus, l’idée serait de convaincre sur la base de ces histoires comoriennes que des auteurs compatriotes ou étrangers tissent sur nos quotidiens chamboulés, de Saïndoune Ben Ali à Hortense Dufour, en passant par Isabelle Mohamed ou Mohamed Toihiri. Un pari difficile dans la mesure où nos autorités semblent à chaque fois avoir d’autres chats à fouetter. Un pari qui devrait pourtant les interpeller fortement, puisque la fabrique du citoyen passe de nos jours, surtout dans un pays qui subit la fracture numérique de plein fouet, par le savoir-lire. 

Longtemps nous avons cru que le problème venait de là. Du fait d’être confronté à des histoires qui n’entretiennent aucune relation directe avec le commun des Comoriens. Faux ! Il nous faut reconnaître qu’il y a quelques années, Pif Gadget, Arthur Rimbaud ou Sembène Ousmane rencontraient pas mal de succès sous nos cieux, du moins en milieu scolaire. Paradoxalement, les gens lisaient plus que maintenant dans une période où il y avait moins de bibliothèques, moins de libraires et surtout moins d’argent. Ils se refilaient leurs coups de cœur. Un Zembla contre un Picsou, un « Bibliothèque rose » contre Les aventures d’Amadou Coumba, un roman-photo contre un « Harlequin », ce qui finissait par vous traîner un jour (et par la seule magie des mots) vers un Baudelaire ou vers un Cheikh Hamidou Khane.

Les explications ne manquent pas pour dire que la responsabilité des enseignants est immense dans cette désaffection pour les choses du livre. Mais il y a quand même tous ces autres, qui ne sont plus collégiens ni lycéens, et que rien n’empêche de lire. Combien sommes-nous par exemple dans une cité comme Moroni à préférer trois bières et une partie de brochettes quotidienne à l’achat d’un livre que l’on pourrait se repasser d’aîné à cadet ou de père en fille ? Nombre d’auteurs du cru se sont plaints il y a dix ou quinze ans de ne pouvoir se faire éditer. Ce qui devait jouer, selon eux, contre le livre, qui, forcément ne parlait que d’imaginaire étranger.

Le premier roman comorien de langue française et son auteur, Mohamed Toihiri.

La brèche ouverte aux éditions L’Harmattan par Toihiri en 1985 a permis l’existence des Baco Abdou et autres Soilhaboud, aujourd’hui rejoints par de nouveaux auteurs, grâce à l’apparition de labels d’édition comorienne. Komedit, éditions de la Lune et autres Kwanzaa éditions offrent un paysage inhabituel en matière de textes sur l’Archipel. La question ne se pose donc plus au même endroit, ou plutôt si ! On s’est vite rendu compte qu’il y a autant de gens, sinon plus, qui n’aiment plus lire, quelle que soit l’intrigue proposée, qu’elle soit de facture comorienne ou étrangère. Ecrire et publier du « local » ne suffit évidemment pas à assurer une existence intellectuelle aux trafiquants d’imaginaire que sont nos auteurs. Encore faudrait-il voir émerger une critique digne de ce nom, qui s’inquiète de défendre le livre dans les médias. Une critique qui accompagnerait les quelques lecteurs potentiels dans leur soif de mots. En espérant que les lecteurs les plus assidus trouvent en face d’eux des librairies, dont le métier ne consiste pas à confondre les livres avec le contenu d’une épicerie de lingerie fine from Dubaï.

Défendre le livre renvoie à plus d’attention dans le choix des univers promis au tri du lecteur averti. Il est aussi permis de penser qu’une fabrique de lecteurs à grande échelle devrait s’ouvrir dans le pays. Sauf que là il faudrait que les autorités y mettent un peu du leur. Dans l’Union des Comores, cela fait plus de vingt ans qu’un homme comme Hassan Ahmed Halidi essaie de convaincre sur la nécessité de signer les accords de Florence à l’Unesco, afin de transformer le livre en denrée de première nécessité. Ce qui signifie que nous le payerions moins cher chez le libraire. D’autres, dont Aboubacar Said Salim, lui ont emboîté le pas depuis. Et les Accords de Florence ont fini par être ratifiées, même si aucun décret d’application ne les fait entrer par la grande porte de la douane.

Ceci étant dit, on n’est plus vraiment au temps, où personne ne l’écoutait, ce her Hassane, y compris au ministère de la Culture, où siège pourtant un représentant de l’Unesco chargé des dossiers pointus. Le combat pour la reconnaissance du livre est loin de payer, et sans doute que les associations culturelles doivent se le réapproprier, pour que cela avance. On ne compte d’ailleurs plus le nombre de bibliothèques sans livres créées par ces mêmes associations dans les villages ou les quartiers. Des bibliothèques, qui, lorsqu’elles ne sont pas vides, se remplissent des déchets de la vie scolaire en provenance de l’humanitaire français, livres qui ne correspondent que trop rarement à nos attentes bien comoriennes. Reste à citer les quelques exceptions de l’archipel, là aussi. La poignée de Clacs francophones existant dans l’Union, ainsi qu’une politique sur le livre à Maore, qui commence à faire parler d’elle. Trop peu pour crier victoire, mais les optimistes vous diront que c’est déjà ça !

Soeuf Elbadawi