Une suite aux misères du livre en terre comorienne

Dans un précédent texte, nous évoquions la question du livre. En soulignant le désintérêt manifeste du Comorien pour la chose écrite en général, et pour le livre en particulier. Certains de nos lecteurs nous ont trouvé excessif, voire « insultant » lorsque nous parlions de fabriquer moins de crétins à l’école grâce à la lecture. Initialement paru dans le n°67 de Kashkazi, à la suite du premier, le présent texte tente de prolonger la réflexion.

Fabriquer moins de crétins à l’école grâce à la lecture faisait référence au livre de Jean-Paul Brighelli, paru en 2005 sur la situation de l’école en France[1]. Un livre qu’il faut avoir parcouru pour saisir la charge que nous mettons derrière l’expression incriminée. Car nous n’avions pas cherché à blesser inutilement, en usant de ces mots. Nous avions juste voulu établir un constat, à savoir que les Comoriens lisent peu. Ce qui est dommage pour la nature à venir de notre conscience collective. Retour donc sur un sujet qui n’interpelle que trop peu le chaland dans cet archipel au destin rompu. Et pour mieux se faire comprendre cette fois-ci, commençons par nous entendre sur l’essentiel. Sur le fait qu’un livre, mis entre de bonnes mains, peut être une arme des plus redoutables.

Au-delà du plaisir (ou du dégoût ?) suscité par les mots, au-delà des émotions partagées, au-delà du trafic des imaginaires, il y a surtout le fait qu’un livre permet d’accéder à la pensée de l’Autre, de se rebeller contre la gymnastique du Même, et donc d’échapper à sa propre parodie du quotidien. Souvenez-vous de cette prière entendue dans l’enfance. « Mndwa uka dje mabanihahe ». Le rêve des parents était que nous prenions le pli de nos semblables, et que nous reniions par la même occasion notre droit à la différence. Nier le principe de l’altérité qui nourrit (en profondeur) les progrès de toutes les sociétés humaines depuis que le monde est monde.

En fait, le livre est de nature à contrarier cette volonté de nos mères, parce qu’il n’a rien de l’objet inoffensif qui socialise par le bas, au nom du mimétisme et du respect dû à un passé figé. Espace de réflexion, le livre nous apprend à changer d’angle de vue. Il nous questionne sur notre vision du monde, nous pousse au raisonnement critique, nous entraîne dans des univers éloignés du nôtre, et dans une perspective qui autorise le débat, la confrontation des idées et l’invention d’un regard citoyen. Ce sont là quelques-unes des raisons pour lesquelles le livre dérange dans certains pays, subissant censure et fatwas sans retour. Le livre n’a donc rien d’un objet inoffensif. Lorsqu’il s’agit de lutter contre le mode de pensée unique, qui nous est imposé par l’économie marchande, et surtout par la loi des plus riches, il sait se montrer d’une très grande efficacité. Encore faut-il savoir s’en servir.

Mohamed Nabhane, lors d’une signature, à la Bouquinerie d’Anjouan, Mutsamudu.

Et c’est bien sûr là que le bât blesse aux Comores. Car l’éducation nationale qui, théoriquement, apprend à lire entre les lignes, à traquer les sens cachés derrière la beauté des phrases, à comparer les points de vue pour se rapprocher du vrai, n’y fait plus son boulot depuis bien longtemps. Les enseignants ne lisent eux-mêmes plus. Dans les lycées, on encourage les élèves à étudier les œuvres et leurs auteurs uniquement « à l’extrait » et les parents ne s’inquiètent pas de ne jamais voir un enfant ouvrir un livre. D’autant plus que l’adage populaire dit que shizungu shindji kashina mana. Sachant que les livres qui nous intéressent actuellement sont principalement écrits en langue française, nous pouvons imaginer le désastre. La désaffection totale. Car lire un livre devient un acte difficile, fastidieux, épuisant et inutile… 

L’école coranique nous avait déjà détourné du livre sacré, en nous frappant, en nous ligotant, en nous baignant dans les orties, au lieu de nous offrir l’amour de Dieu en partage. L’école en français finit le travail, en transformant le livre en objet de fantaisie. Il est vrai que dans un pays vivant sous perfusion, où la machine sociale est déglinguée, où l’Etat se vante d’être en faillite permanente, parler de livre ne peut que faire sourire. Ceux qui se livrent pieds et poings liés aux querelles de pouvoir préfèrent a priori nourrir rumeurs et approximations sur les places publiques, plutôt que de se fier à la précision du papier. Précision qui n’est pas toujours indiscutable (si les livres avaient toujours raison, ça se saurait) mais qui encourage aux échanges critiques. Ce que ne souhaitent pas nos vieux notables de pères. Lire dans un pays où être malade annonce notre prochaine disparition, où aller à l’école signifie s’abrutir et où les citoyens les plus valides ne pensent qu’à fuir vers des terres étrangères, peut leur apparaître comme un sport étrange. Il faut bien l’admettre.

Le livre par ailleurs coûte cher sur ce marché. La moyenne des livres publiés par des Comoriens coûtent entre 5.000 et 7.500 fc (10 et 15 euros), soit 20 % du salaire moyen d’un foyer, avec deux bouches (au minimum) à nourrir. Un salaire qui tombe rarement à pic, à cause du surendettement, auquel pousse le communautarisme des villages et la vanité des dépenses coutumières, effectuées là aussi par mimétisme. Il faut croire que la tradition d’oralité a encore de beaux jours devant elle, bien que nous ayons pied dans l’écriture depuis le IXème siècle au moins, avec l’apparition de l’islam et des lettrines arabes dans les îles. Au fond, il n’y a jamais eu d’incompatibilité entre l’oralité et l’écriture. Nous devrions plutôt insister sur leur complémentarité, en cette époque où « lire » et « écrire » signifient également le fait d’aller sur le web et d’user du texto / sms sur mobile.

Le vrai débat est ailleurs. A-t-on envie que le livre joue pleinement son rôle dans cette société tétanisée par l’effet de la crise ? A cette question, l’Etat, qui oublie depuis près de 30 ans de faire son boulot d’éducateur, se refuse à formuler une réponse digne. La passion des livres n’est pourtant pas chose innée. Il y a des habitudes à créer. Nous vous avions parlé (un peu trop rapidement) des accords de Florence au précédent texte, accords qui font du livre un objet de première nécessité, et de sa lecture un droit pour tous les citoyens. Mais il y a aussi la question des librairies, ouvertes sur la base d’économies fragiles, des librairies auxquelles l’Etat pourrait apporter un certain soutien. Sans oublier les bibliothèques de quartier ou de village qui ont aussi leur rôle à jouer dans les processus à mettre en place.

Lors d’une rencontre sur la littérature à l’école Fundi Abdoulhamid à Moroni, en présence de l’écrivain Mohamed Nabhane (en blanc), dans le cadre de l’opération Esprit des lunes.

Le ministère de la Culture (y en a-t-il encore un ?) devrait s’y pencher le plus sérieusement possible, et dès demain matin. Le livre comme « lieu » du débat citoyen aux Comores en aurait bien besoin, si nous ne voulons bien sûr pas continuer à agir selon un mode de pensée dépassé pour l’époque, qui nous fait nous replier sur nous-mêmes, et sur nos archaïsmes. Certes, il paraît nettement plus simple de ne pas chercher à réfléchir, en courant après le contenu des rares bons livres disponibles sur la réalité comorienne. Mais si le seul choix que nous laissons à notre jeunesse pour se construire un destin se résume aux images satellites faussement offertes par le global market, ne nous étonnons pas de voir le boutre s’enliser davantage dans le sable.

On dit que le pire est à venir. N’anticipons donc pas ! Cependant, nous savons aujourd’hui que le livre existe, et que les sociétés portées par le livre ne se sont jamais complètement éteintes, sans avoir su se projeter dans un avenir proche. Demain, nos enfants ne sauront peut-être pas que le livre a eu un jour son utilité, emportés qu’ils seront par les nouvelles technologies en ligne dans le monde parfait du bon consommateur. Est-ce une raison suffisante pour oublier (présentement) notre responsabilité ? Les notables comoriens n’iront pas défendre le livre. Ils n’en connaissent pas l’utilité. Les hommes de pouvoir, non plus. D’où la remarque suivante. Au- delà du rôle dévolu à l’Etat dans ce processus, il appartient aussi aux hommes de plume de se bouger le popotin pour que le livre retrouve le chemin de la critique sociale, dont ce pays a cruellement besoin. C’est à eux de batailler. C’est à eux de faire aimer le livre. C’est à eux de le défendre.

Au lieu de cela, ils confondent, en bons apprentis notables qu’ils sont, l’art d’écrire avec celui de briller sur les places publiques. Ils en oublient de répondre aux seules interrogations qui vaillent dans ce contexte en feu : pour qui ou pourquoi écrit-on ? Nul doute que le Comorien, le jour où il sera persuadé de l’intérêt du livre dans sa « longue marche » citoyenne, ira hanter les bacs de libraires. Mais qui saura mieux lui expliquer si ce n’est cet auteur dont le travail devient indispensable à la pensée commune ? Pour l’heure, nos auteurs brillent tellement dans leurs pauvres têtes qu’ils se refusent à l’émergence d’une critique salutaire de leurs œuvres respectives. Ce qui est le contraire d’une démarche d’écriture, dont le but au final est de nourrir un débat social ou littéraire (pour les plus affamés de mots) nécessaire pour l’imaginaire d’un pays en quête de lui-même. 

Soeuf Elbadawi


[1] J.P. Brighelli, La fabrique du crétin, Jean-Claude Gawsewitch éditions, 2005.