Des imberbes aux âmes suspendues

Panorama des écritures en langue française aux Comores. Trente années d’existence en quête de reconnaissance. Une littérature de la postcolonie, témoignant de la dépossession et de la violence politique et sociale[1].

La République des imberbes de Mohamed Toihiri, une satire contre le régime d’Ali Soilihi, sort en 1985. Ce premier roman atteste de la naissance d’une littérature comorienne d’expression française.  Mais c’est surtout dans une perspective historico-politique que paraît le Recueil de nouvelles de l’ASEC[2] en 1983. Considéré comme le premier ouvrage du genre, ce dernier jette les bases thématiques et les récurrences d’une littérature émergente dans l’archipel.

Ces publications ouvrent la voie à d’autres auteurs tels que Nassur Attoumani, avec La Fille du polygame[3], une pièce de théâtre, parue en 1989. Baco Abdou Salam, avec Brûlante est ma terre[4] en 1991. Aboubacar Saïd Salim et Le Bal des mercenaires[5] en 2001. La dynamique se poursuit depuis. A chaque nouvelle année, son lot de titres en librairie. La littérature comorienne n’a cependant pas connu de phase orphique ni de révolte, à l’instar d’autres littératures, africaines et indianocéaniques. C’est une écriture de l’interrogation et de la catharsis, qui s’inscrit dans un désir d’Histoire pour un peuple atteint d’amnésie.

A la suite des publications de la première génération d’auteurs, une œuvre fera date en 1996. Il s’agit de Testaments de transhumance[6], un recueil de poésie de Saindoune Ben Ali. Ce texte vient marquer un tournant par son esthétique littéraire et ouvre la porte à de nouvelles thématiques. Celle de l’hécatombe des morts en kwasa, entre autres. « Frères retors qui fuyez votre ombre, je n’ai pas vos noms/ Sur les barques que les pêcheurs disent reconnaître/ à leur allure de tempête, la brume a mangé vos visages/ Et l’anonyme mort grandit » écrit le poète.

Nouvelle génération d’auteurs

Si la plupart des romans comoriens sont à caractère socio-historique, les auteurs abordent, avec une certaine récurrence, les violences politiques et historiques liées à la décomposition de leur espace, dans leurs fictions. Parmi les jeunes auteurs émergents, citons Salim Hatubou, Alain Kamal Martial et Nassuf Djailani. Le premier se démarque en étant l’un des écrivains les plus prolifiques des Comores, à la fois romancier et conteur. Il mène un véritable travail sur le conte comorien, en faisant passer le texte d’oralité à l’oraliture. On peut retenir le premier de ses textes : Contes de ma grand-mère[7] en 1994.

Alain Kamal Martial, lui, est auteur et metteur en scène. Il va ouvrir de nouvelles perspectives au théâtre comorien, en collaborant avec des metteurs en scène hors de la zone indianocéanique. Il écrit la trilogie des Epilogues[8], jouée à La Réunion et en France. Il est  également traduit en portugais par le mozambicain Mia Couto pour  sa pièce 17 millions d’enterrements pour une dépouille nationale. Quant à Nassuf Djailani, il publie un recueil de poésie, Roucoulement[9] en 2006, ouvrage primé par Grand prix littéraire de l’océan Indien. Djailani définit la littérature comorienne comme une écriture du sursaut.

Expression de la violence et amnésie historique…

Cette génération s’inscrit dans une esthétique littéraire, celle des écritures de la violence, très en vogue dans la sphère postcoloniale. Elle se définit par une écriture fragmentaire, l’emploi de mots hachés et abrupts chez Alain-Kamal ou l’usage de références scatologiques et outrancières chez Anssoufouddine Mohamed[10]. Elle marque une vraie rupture du verbe avec les premiers auteurs connus. On est loin de l’écriture chaste et pudique du Bal des mercenaires.

Tout en se revendiquant de la culture orale, ces auteurs ré-inscrivent la violence dans la langue, l’espace et le corps. A l’exemple du  Hamouro, roman de Salim Hatubou, où l’auteur recourt à la polyphonie et à la fragmentation textuelle pour parler « d’un archipel en décomposition »[11]. On pourra se demander si la dépossession de l’espace oblige à une réécriture de l’Histoire. On pourra aussi s’interroger sur les limites de cette nouvelle esthétique dans l’espace de référence. L’extrême violence des guerres et génocides pour retranscrire les réalités des gamins de Caltex dans Les Démons de l’aube[12] par exemple.

Citons également Coupeurs de têtes[13] de Baco Abdou Salam, un roman qui légitime « par devoir de mémoire » le personnage de Bacari Kusu, ancien esclavagiste, et en fait le porte-drapeau de la révolte mahoraise de 1856. Paul Ricœur explique que dans certaines situations, la mémoire peut être érigée en critère d’identité. Dans ce cas, soit il y a trop de mémoire, et nous ne sommes pas à l’abri d’un abus, soit il y a trop peu de mémoire, et l’on risque l’oubli excessif.

Aujourd’hui des thématiques telles que la dictature des mercenaires ou les noyés en kwassa sont une récurrence dans la fiction comorienne. Elles expriment un sentiment de dépossession, en rapport avec l’effondrement annoncé de l’archipel, notamment chez Soeuf Elbadawi[14]. Les langues se délient et prennent en charge une Histoire jusqu’alors occultée, narrée à travers le genre du roman, de la nouvelle, de la  poésie. A préciser également, l’apparition d’un nouveau genre dans l’espace littéraire, le roman policier, avec Le Sang des volcans/ Des kalash et des Comores [15] de Sast, paru en 2011.

Sans sacrifier au classement de genre, nous constatons que cette jeune littérature d’expression française est restée exclusivement masculine jusqu’en 2010. Cette année-là, Coralie Frei ouvre le bal avec La Perle des Comores[16], un récit de vie. Faïza Soulé Youssouf publie Rêves obscurs[17] en 2012, un recueil de poésie Mais l’ouvrage le plus abouti reste le recueil de nouvelles de Touhfat Mouhtare, Les âmes suspendues[18], paru en 2011.

Cette littérature comorienne d’expression française est probablement victime de  son adolescence. Elle n’en est qu’à sa trentième année d’existence. En comparaison, la littérature dite orale paraît mature et chargée de vie, sans doute à cause d’une pratique intime du verbe par ses auteurs. L’écart entre les deux littératures s’explique en partie par l’usage d’une langue d’emprunt pour la première, et d’une langue maternelle pour la seconde. De la République des imberbes aux Âmes suspendues s’exprime le besoin de raconter un pays à la marge du monde. Les mots et les histoires sont là, mais il faudrait sans doute plus de temps pour que l’écriture en langue française se fasse tradition à son tour et trace son chemin en terre comorienne de manière pérenne.

Fathate Hassan


[1] Texte initialement paru dans Al-Watwan Magazine de décembre 2013.

[2] L’Harmattan.

[3] Association des Stagiaires et Etudiants Comoriens.

[4] L’Harmattan.

[5] KomEdit.

[6] Grand Océan, 1996. KomEdit, 2004.

[7] L’Harmattan.

[8] Epilogue des ventres, Epilogue des noyés, Epilogue d’une trottoire.

[9] KomEdit.

[10] En jouant au concert des apocryphes, KomEdit.

[11] Soeuf Elbadawi.

[12] L’Harmattan.

[13] Orphie.

[14] Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents, Vents d’Ailleurs.

[15] L’Harmattan.

[16]  Auto-édition.

[17] Kalamu des îles.

[18] Cœlacanthe.