Evoquer le destin des lettres comoriennes revient à tisser le récit mal-fagoté d’un imaginaire encore méconnu dans le vaste océan des écrits de ce monde. De Mohamed Toihiri à la génération d’auteurs la plus récente, dont Ali Zamir reste l’un des plus connus, il est une histoire à écrire, mais qui gagnerait probablement à trouver son ancrage dans un passé archipélique[1] que la plupart des acteurs impliqués ignorent, faute de transmission raisonné du legs.
Nombreux sont ceux qui pensent cependant qu’une littérature n’existe que parce qu’elle est publiée, diffusée, lue et promue selon les règles bien établies de l’économie marchande. Qu’elle puisse exister en dehors du livre commercialisé, s’inscrire dans une forme d’oraliture aux accents multiples ou qu’elle s’exprime à travers des langages peu célébrés par les puissances d’argent ne leur convient pas toujours. La grande majorité des littératures de ce monde se trouve pourtant dans ce cas. Celle des Comores, entre autres. Une petite république des lettres dont la genèse remonte bien loin dans le temps…
La tradition parle effectivement d’une histoire plusieurs fois millénaire, à travers laquelle les chants, les contes, les mythes et autres dits du peuple tissent un imaginaire débordant de djinns farceurs, de prophètes du livre et de sultans fidèles à leur sainte mère. L’oralité comorienne regorge de ces vies remplies que le présent refoule peu à peu dans des temps immémoriaux. On pense en avoir fini avec les rêves du tan lontan et les matins d’espérance portés par de vieux récits confiés au clair de lune, à moins de réduire ce champ littéraire à deux ou trois noms, dont celui du sultan-philosophe Mbae Trambwe que tout un chacun cite à tort et à travers, sans l’avoir réellement étudié de près. Mais qui s’intéresse à ces bribes d’histoires qui, en dépit de leurs mille ans d’existence, n’ont plus qu’une importance seconde dans un quotidien où règnent le papier, la petite lucarne et la toile virtuelle ?

Les analyses portant sur le patrimoine légué par les Anciens en terre de lune sont fort rares. Les gardiens de la trace ont fini pour la plupart au cimetière. Les regards se contentent bien souvent de digérer les écritures du moment, sans chercher à reconsidérer l’héritage sur lequel se fondent les auteurs vivants pour exister dans l’imaginaire-monde. A priori, les critiques sont plus à l’aise dans l’évocation d’une littérature comorienne d’expression française, qui, elle, n’est apparue qu’au début des années 1980. A l’époque, une jeunesse de gauche publie, sous le nom de l’ASEC[2], un recueil de nouvelles, quasi introuvable aujourd’hui, dans lequel il est question de liberté et de peuple asservi.
Signant collectivement les textes, les auteurs insistent en préface sur l’aspect pionnier de leur projet : « A l’exception des thèses et des mémoires de fin d’étude, nous ne connaissons pas à ce jour, décembre 1983, de publications d’auteurs d’origine comorienne. Nous n’avons pas encore éprouvé le plaisir de découvrir dans quelque anthologie de littérature africaine d’expression française, un écrivain d’origine comorienne ». L’obsession du récit archipélique se noie à l’époque dans un besoin de reconnaissance, qui n’a que faire de l’exigence littéraire, de l’éthique et de l’esthétique. La couverture du recueil figure un porte-lampe (simbo) au design arraché au folklore, censé signifier leur besoin de lumière sur le vécu archipélique.
Déplorant l’absence de revue littéraire sur le sol national, les auteurs dudit livre ignorent l’importance de l’écriture en langue arabe dans l’archipel, un héritage vieux de plusieurs siècles. Mais ils soulignent l’existence d’un patrimoine oral d’une grande richesse littéraire, rappelant à tous l’importance dans cette oraliture de personnages aussi rusés que Ibunaswiya, aussi appelé Banawasi, ou M’namadi, selon les diseurs et les usages. Des motifs qui viendront irriguer l’univers d’un écrivain comme Salim Hatubou, des années plus tard. Certains, comme le poète Saindoune Ben Ali ou le dramaturge Alain-Kamal Martial, essayeront de relire les mythes issus de ce passé à l’aune de l’éclatement archipélique actuel.






Salim Hatubou, Ali Zamir, Saindoune ben Ali, Nassuf Djailani, Touhfat Mourhtare, Anssoufouddine Mohamed.
Mais le legs n’étant pas assuré, tout est à reprendre par le début. A commencer par l’invention d’un public susceptible d’entendre les cris contenus dans cette littérature. Car de lectorat, il n’y en a point dans l’archipel. A peine s’il existe quelques lecteurs assidus, capables de citer En jouant au concert des apocryphes d’Anssoufouddine Mohamed, L’exil d’Oluren Fekre ou le Roucoulement de Nassuf Djailani. La littérature, quand elle n’est pas étrangère, est encore considérée comme un luxe dont l’intérêt se confond souvent avec les apparats d’une élite au destin aristocrate tordu en chemin. La grande étrangeté de cette situation étant qu’il arrive que l’on chérisse des titres que personne n’a lu, et que l’on ne trouve, ni en bibliothèque, ni en librairie, localement.
Disciples du « msomo wa nyumeni »[3], anticolonialistes et antiféodaux convaincus, les auteurs de l’ASEC fustigent en tous cas « l’ossification » de la culture comorienne à coup de slogans sans recours dans ce fameux recueil : « Plus d’un demi-siècle de stagnation douloureuse, une arriération culturelle effarante ». Taillé « beau » comme un poème, leur manifeste envisage alors le fait littéraire comme un moyen de reconquérir l’espoir et la dignité du peuple. Ils y écrivent sans complexes aucuns qu’il « a fallu attendre le nouvel éveil de la conscience nationale pour entrevoir le bout du tunnel. Incontestablement, nous nous trouvons à l’aube d’une ère nouvelle ». L’obsession du grand soir n’était pas loin. C’est à la même époque que se répandent les nouvelles de swauti ya umati, glissé sous les portes et sur les sièges des voitures au petit matin.
Mais leur vœu en littérature ne prendra véritablement sens qu’en 1985, lors de la parution du premier roman comorien de langue française, La république des imberbes de Mohamed Toihiri, aux éditions L’Harmattan. Un roman consacré par le microcosme littéraire moronien comme étant le premier acte d’envergure dans l’histoire émergeante d’une littérature comorienne écrite en langue française. Le début d’une longue série de titres, encore en quête de reconnaissance de nos jours. Une littérature en quête d’existence que des auteurs aussi récents et aussi surprenants que Touhfat Mouhtare (Vert cru/ Komedit) et Ali Zamir (Dérangé que je suis/ ?) achèvent d’inscrire durablement dans le vaste océan des écrits de ce monde, donnant envie de relire le manifeste de Sadani Tsindami – autre poète du cru – sur ce que doit être ou pas une littérature en cet archipel au regard noyé dans les vieux schèmes du legs colonial.
Soeuf Elbadawi
[1] Texte initialement écrit pour le numéro de décembre 2013 du magazine d’Al-Watwan, légèrement réaménagé ici.
[2] Association des stagiaires et étudiants des Comores.
[3] A traduire par l’expression « culture nouvelle ». Il s’agit d’un mouvement de redynamisation culturelle et politique, inspiré des révolutions menées en terre socialiste ou communiste, dans la Chine de Mao par exemple. Le mouvement du « msomo wa nyumeni » a influé idéologiquement sur la scène culturelle comorienne, d’une manière plus ou moins affirmée, entre les années 1970 et 1980.