Près d’un tiers des Mahorais parlent un dialecte d’origine malgache. Fiers de leurs origines, ils n’en revendiquent pas moins leur appartenance sans ambiguïté à la société mahoraise[1].
La langue, et après ? En me rendant dans plusieurs des villages, dont la majorité des habitants parle kibushi ou kiantalaotse, les deux dialectes de langue malgache parlés à Maore, je comptais en savoir plus sur la théorie un peu vieillote selon laquelle une langue définit une ethnie par rapport à une autre. Peut-on en effet parler d’ethnies différentes à Maore, selon que l’on parle malgache ou comorien ? Si la réponse des chercheurs est sur ce point assez tranchée – à savoir qu’il y a eu quasi totale intégration -, celle des principaux concernés l’est tout autant. A Acoua, Ouangani, Poroani et Chiconi, les quatre villages dans lesquels je me suis rendu, la réponse à ma question était toujours la même : « Nous avons une langue différente, mais nous sommes des Mahorais comme les autres. »
« Les Mahorais [sous-entendu : qui parlent shimaore, ndlr] se fâchent quand on leur dit qu’ils sont des Comoriens. Nous c’est pareil, on n’est pas des Malgaches, on est des Mahorais ! » soutient Abdallah Bacar, un instituteur de Poroani, village remarquable car le seul à avoir conservé un kiantalaotse ancestral _ à Ouangani et Mbalamanga, un quartier de Mtsapere, il a tendance à disparaître. Dans ce village de la côte ouest fondé par des Antalaotse et resté hermétique, on est fier de présenter ses origines. « Beaucoup de gens du village se rendent à Kasepy, le village [situé sur la côte nord- ouest malgache, ndlr] d’où sont censés venir nos ancêtres », affirme Abdallah Bacar. « Moi-même j’y ai été, c’est exactement comme Poroani, on retrouve les mêmes pirogues, les mêmes chapeaux ronds, la même langue, quoique la nôtre soit restée plus pure, celle de Kasepy évolue. Quand on vient de Poroani, on est chez nous à Kasepy ou Mahajanga, mais c’est très différent à Tananarive. » « Là-bas, on se sent comme chez nous. Tout se ressemble », affirme un autre ancien du village.
A Poroani, on regarde tellement vers l’île des origines qu’on en oublie parfois ses propres voisins. Le village a ainsi une réputation d’hermétisme à toute épreuve. « Pendant longtemps, les gens de Poroani ont refusé la modernité. Cela vient de l’histoire du village. Nos ancêtres craignaient à la fois les Malgaches, qu’ils avaient fuis, et les wazungu. Ils se cachaient. Pendant longtemps, on a refusé l’école, le dispensaire. Ce n’est que récemment qu’on a commencé à revendiquer des choses », affirme Abdallah Bacar. Ainsi, c’est à l’étranger de s’intégrer au village, et non le contraire. « Quand un étranger se marie avec une fille du village, l’intégration se fait obligatoirement par la langue », soutient Maoulida, un habitant de Poroani. « Au début, on parle shimaore avec lui, mais rapidement, il doit apprendre le kiantalaotse. Ici, on parle tous kiantalaotse », confirme Abdallah Bacar. Ce n’est que lors- qu’ils entrent au collège que les enfants découvrent le shimaore.

Le village de Poroani.
Pour autant, on n’accepte pas, à Poroani, d’être qualifié de « Malgache ». « Parfois, on nous traite de Malgache, on nous lance des piques, mais c’est rare », témoigne Maoulida. « Ce ne sont que des petites piques amicales », soutient Abdallah Bacar. Certes, mais elles existent… Mlaïli Condro, enseignant originaire de Poroani, se souvient d’une époque où il n’était pas simple de parler kiantalaotse. « Ce n’est plus trop le cas aujourd’hui, mais avant, les autres Mahorais avaient une attitude peut-être pas de mépris, mais de hauteur vis-à-vis de nous. Aux yeux des Sadois, les habitants de Poroani sont des païens. » Cette image que Mlaïli juge tronquée n’est toutefois pas sans fondements. « C’est vrai que pour nous, la religion tient une place différente dans notre vie. Ce n’est pas qu’elle est moins importante, c’est juste une différence d’attitude. Les gens ici ont aménagé un espace de liberté, pas de mécréance ou d’associations, de liberté, au sein de la religion. Dans les propos, dans la pratique. »
Cette légère différence de comportement était d’autant plus visible à l’époque que « nous étions les seuls à manger du landra. Nous buvions de l’alcool aussi. Et nous faisions beaucoup de musique. C’était mal vu. Aujourd’hui, tout le monde mange du landra ou boit ». Il n’empêche, l’image péjorative est quelque peu restée. Pourtant, ni Mlaïli ni Maoulida, ne cultivent cette différence. « On se perçoit comme des Mahorais malgachophones », affirme ce dernier. « On sent certaines nuances comportementales, mais les gens d’ici sont avant tout des Mahorais, tout en sachant qu’ils sont originaires de la grande île. »
Penses-t-on souvent à ces « petites différences » ? « Non. On y pense au hasard des rencontres ou des événements. Des fois on y pense plus intensément, mais ce ne sont pas des choses qui occasionnent des conflits », dit Mlaïli. Aucun des interlocuteurs rencontrés n’a évoqué quelque questionnement identitaire. « Jamais », rétorque Mlaïli. « Moi, j’ai été en contact dès le collège avec des maorephones, et j’ai toujours intégré le shimaore dans mon identité. J’ai poursuivi ce travail en faisant des recherches sur le shimaore à l’université, je me suis toujours identifié au shimaore, plus peut-être qu’au kibushi, ce n’est pas seulement un travail scientifique, je me suis beaucoup investi. » A Ouangani, Mohamed, un jeune lycéen, ne voit pas pourquoi il se poserait autant de questions. « Je suis né à Mayotte, j’ai des relations avec des Anjouanais, des Mahorais qui parlent maore, des Mahorais qui parlent malgache, des wazungu. Je suis d’ici, c’est tout. » Pourtant, Mlaïli se souvient qu’au collège, les jeunes de Chiconi entretenaient une forme de résistance. « Quand même, il y a une conscience identitaire », finit-il par analyser. « Je me souviens que les élèves de Chiconi étaient plus réticents que ceux de Poroani à parler shimaore. C’était conscient. »
Car si les kibushiphones ne revendiquent en rien une place à part dans la société qui est autant la leur que celles des habitants de langue comorienne, ils tiennent à leur langue. Si « jusqu’en 1970, les malgachisants ont pratiquement ignoré le particularisme de l’idiome malgache parlé à Mayotte », comme l’indique l’historien Jean-Claude Hébert[2], depuis une dizaine d’années, certains d’entre eux ont entamé un combat qui en est encore aux balbutiements. « Il faut sauver la langue malgache de Mayotte », soutiennent en chœur Chamsdine Ben Ali Kordjee, traducteur aux Archives départementales, et Thany Youssouf, conseiller pédagogique. Le premier a lancé voilà une dizaine d’années sur RFO une émission en kibushi. Le second a pris le relais voici quelques mois. Tous deux militent, comme d’autres, à la survivance d’une langue qui a tendance à marquer le pas – selon le recensement de l’Insee, en 1997, 32,8% des habitants de Maore parlaient kibushi, ils n’étaient plus que 27,9 % en 2002.

Mlaïli Condro.
En 1979, l’ethnologue Jon Breslar écrivait que « presque tout le monde parle et comprend le shibushi qu’on apprend et emploie comme une deuxième langue[3]. » Aujourd’hui, cela ne semble plus être le cas. « C’est vrai que certains villages ont basculé vers le shimaore », reconnaît Mlaïli Condro. « Cela s’explique par l’attitude des locuteurs. A Ouangani, ils ont préféré le shimaore au kibushi, c’est un choix, on ne peut pas leur reprocher. » Selon lui, « il y a une hiérarchisation des langues » assez malsaine. Qu’il décrit ainsi : « Dans une assemblée, il suffit qu’il y ait un maorephone, et on parle shimaore, même si la majorité est kibushiphone. » De même, quand un seul francophone est au milieu d’une assemblée de shimaorephones, ceux-ci s’adaptent. Ce comportement « représente une intériorisation de la place des langues, et par conséquent des cultures », note Mlaïli.
Chamsidine Ben Ali Kordjee connaît bien le problème. Originaire du quartier Mbalamanga, fondé par des Antalaotse descendants d’Indiens et de Malgaches, la langue originelle a quasiment disparu, en moins de 30 ans. « Cela a été rapide : dans les années 70, tout le monde la parlait, tout a changé après 1976, ce quartier était majoritairement serré-la-main, ceux qui parlaient kiantalaotse ne l’ont plus utilisé pour se faire discrets. » Thany Youssouf note qu’à Passamaïnty, on parlait encore cette langue dans les années 80. « Plus maintenant. » De même, « le kibushi aussi disparaît dans certains villages. Il est considéré comme une langue impropre. A Kani-Kely par exemple, un village où on parle kibushi, on parle en shimaore à la mosquée, c’est une langue impure ! » Ce mépris de la langue est plus flagrant encore dans les médias. Aucune radio ne propose d’émission en kibushi. « Il n’y a aucune publicité en kibushi, aucun fascicule d’information en kibushi », s’indigne Toiherdine Madi, un instituteur d’Acoua pour qui « la domination du shimaore symbolise la domination des traditions africaines sur les traditions malgaches ».
« A RFO, on nous dit qu’on ne comprend pas le kibushi, mais c’est quand même une langue parlée par 30% de la population ! » se désole Thany Youssouf. « Les présentateurs devraient parler les deux langues, mais quand ils l’entendent ou le parlent, c’est en souriant ». De même, « très peu d’hommes politiques kibushiphones parlent le malgache en public. » Cette minoration est à la fois une conséquence et une cause de la « dévalorisation » du kibushi, comme le dit Kordjee. Ainsi, tandis que son émission représente une véritable bouée de sauvetage pour nombre d’anciens qui, dans les villages, n’entendent rien au shimaore, d’autres le perçoivent très mal. « Un jour, une fille est venue me voir pour me dire d’arrêter de parler kibushi à la radio. C’est son père qui lui avait demandé ! » raconte Kordjee.
Toutefois, il note un changement depuis quelques années. « Certains politiques commencent à le parler, comme Soiderdine Madi [conseiller général d’Acoua, ndlr]. Il y a aussi Rity Baco qui a écrit une chanson dans laquelle il dit être fier de parler le kibushi. On note un changement de mentalité. Une prise de conscience. » Et d’affirmer : « On tient à défendre cette langue car c’est une richesse de ce pays, mais aussi parce qu’on ne peut pas ignorer 30% de sa population. » « Défendre une langue contre une autre ne sert à rien, mais il faut dire que parler plusieurs langues est une richesse », pense pour sa part Mlaïli Condro. Car « en parlant une autre langue, on risque de voir ses propres valeurs maternelles disparaître ». On en revient ainsi à ma question de départ : la langue, et après ? La réponse est claire, et signée Mlaïli Condro : « Je ne suis pas une langue, je suis plus qu’une langue. Si on me dit malgache car je parle malgache je suis d’accord, mais pas si c’est pour me distinguer de ceux qui parlent shimaore. »
Rémi Carayol
L’image en Une est extraite du dictionnaire de Kibushi-Français, de sortie plus récente, comparé à la publication originelle de cet article.
[1] Texte paru initialement dans le n°58 du jounral Kashkazi.
[2] Le problème des aborigènes de Mayotte : les shibushi, Jean- Claude Hébert, communication lors du colloque fêtant les 25 ans du Conseil général, 2002.
[3] L’habitat mahorais, tome I, Jon Breslar, 1979.