L’autrice comorienne signe un livre remarqué sur la scène littéraire française. A la lisière de la fantasy et du roman d’initiation, Le Feu du Milieu porte l’imaginaire foisonnant de Touhfat Mouhtare par delà l’océan indien et son archipel.
C’est sa troisième œuvre littéraire. 334 pages d’un fil qu’elle étire pour dire l’amour, l’espoir et la rédemption. Un imaginaire nourri de mythes, de spiritualités, qui interroge la condition de la femme et sa servitude, romance un pays au-delà de ses croyances. Le roman est publié par Le Bruit du Monde, une jeune maison d’édition qui, depuis une « ville-monde » (Marseille), s’ouvre sur une littérature de l’Ailleurs, aussi luxuriant et singulier qu’il puisse être. Le prix Alain Spiess consacre ce second roman en novembre 2022, trois mois après sa sortie. Une distinction confortée par l’accueil enthousiaste de son lectorat et de la presse française.
Le Feu du Milieu est un livre à l’aura particulière. Par les Comores dont il est une résonance, il suscite chez le lecteur de l’archipel un enthousiasme plus appréhensif que lorsqu’il se trouve face à un.e auteur.e lambda. La littérature comorienne, presque quarantenaire et encore mal diffusée, peine en effet à se démarquer, faute dit-on à un lectorat peu « gaillard », voire absent. On constate qu’elle est aussi portée par des plumes souvent inhabiles à romancer les sujets dont elle s’empare. Elle se montre souvent disruptive et enfermée dans une insularité qui l’empêche de sortir de son espace originel.
Saisir Le Feu du Milieu relève alors de ces instants solennels, presque « T ». L’objet est lumineux, avec sa couverture chamarrée, illustrée par le trait rond, tout en spirales, de l’artiste afro-américaine Laura James. La peinture y rappelle l’art ésotérique hindou, mais représente une divinité emblématique de la mythologie africaine. Une femme-poisson qu’un long serpent enlace jusqu’au cou et dont la tête repose sur la poitrine. Sous les flots et entourée d’alevins, la déesse Mami Wata tient en sa main gauche un miroir perlé. Elle semble mélancolique et absorbée par le reflet du regard en biais qu’elle pose sur elle-même. Un focus géométrique et tripartite cliche la scène.
Un imaginaire nourri de mythes, de spiritualités
L’incipit pose le lectorat au premier mois du calendrier hégirien. « Gaillard », l’héroïne qui narre le récit, remonte le fil de son histoire à sa onzième année, sur la plus grande île de l’archipel des Comores. De sa généalogie elle sait peu de choses : des cancans glanés ci et là, des hypothèses et d’infimes certitudes. On dit d’elle qu’elle a la chevelure typique des bâtards indiens, qu’elle a échappé de peu à son infanticide. Elle hérite du statut d’esclave par sa mère. Et en guise de prénom, on l’affuble d’un sobriquet comme reste fortuit d’un père, marchand d’épices vivant en Inde, n’ayant pas idée de son existence. Un prénom dont la sonorité et le graphème rappelle celui de la déesse grecque à l’origine du monde et des montagnes (Gaïa). Tamu, la mère adoptive de la jeune fille, en l’affiliant à un peuple vénérant les montagnes et les pierres lustre le paronyme. « Gaillard » par l’absence du « waw » (un e inversé en arabe) recèle une part de masculinité, qui présage déjà d’un destin épique.
Rien n’est censé lier Gaillard à Halima, encore moins leur âme. De la couleur de leur peau jusqu’à leur caste, tout les hiérarchise et codifie leurs rapports : « les filles comme toi ne parlent pas aux gens comme nous » s’étonne Gaillard[1]. Halima, fille d’un éminent sharif qui gouverne Itsandra, est à peine plus âgée. Elle guigne pourtant l’aide de la servante, au point d’exercer son emprise sur elle : « face à Halima, une force inconnue me clouait sur place, m’empêchant de courir pour sauver ma peau »[2] ; « Je la connaissais à peine, et déjà je m’accrochais à la confiance qu’elle m’avait accordée, comme un chien abandonné à qui l’on jette un os »[3].

Touhfat Mouhatre.
Toutes deux assignées à un espace orthonormé misogyne, elles subissent l’arbitraire et la concupiscence masculine. La servitude de l’une est le miroir de l’asservissement de l’autre. Elles sont les versants interdépendants d’un même dé, les deux faces d’une même lutte. Une symétrie et une dualité que transpose le récit sur un plan plus transcendantal et mystique. Abé, dont le culte est transmis à Gaillard par Tamu, symbolise ainsi la place révérée que la femme devrait tenir. Elle égale dans le roman la figure suprême de l’islam :
« Abé était le nom que nous donnions à Dieu en secret […]
– Vous l’appelez Abé, mon père l’appelle Allah. C’est le même être.
– Le nôtre est une femme. La Reine Abé »[4]
Elle est aussi phonétiquement proche de la divinité romaine Abéona, qui, avec son duetto Adéona, protège les enfants qui voyagent. Abé rappelle surtout la déesse africaine Alé (appelée Ala ou Ani selon la culture). Dans le culte vaudou, elle incarne la justice, protège les femmes, les mères et les enfants. Le récit évoque par ailleurs une figure emblématique majeure de la mythologie animiste dahoméenne. Une autre déesse, protectrice des femmes, des esclaves et des enfants. Une femme-poisson, qui se joue des hommes, exige d’eux bientraitance et fidélité, sous peine d’une indigence mortifère. Une Mami Wata, dont Tamu semble être l’avatar sous-jacent. Ces divinités ont pour fétiche sacré un serpent : le python. Ce qui file l’image cosmogonique d’Eve, bernée, puis fautive du courroux divin et de la déchéance de l’homme, mais dont l’acception se trouve ici réhabilitée par ces déités. Gaillard et Halima sont aussi les deux pendants d’une déesse-mère. L’une est l’incarnation de Mawu (le feu), l’autre celle de Lisa (l’eau). Mawu-Lisa, couple démiurge de la culture vaudou et parent du serpent cosmique Dan, est à l’origine de la création du monde.
Abjad et quête
Tout fait écho au mythe, y compris le séquençage du roman. L’ordre des chapitres est associée au nom de six princes arabes, qui, d’après une légende ancestrale abyssinienne, détiennent l’Ilm al huruf (science du coran, savoir universel) dont le Jafr est une résultante. Sa’fas, Qarshat Hawwaz, Hutti, Abjad, constituent un ordonnancement, associant chaque lettre de l’alphabet arabe à un chiffre et à un sens ésotérique précis. La formule mnémotechnique est la base du système numérologique « abjad ». Touhfat Mouhtare l’adapte à son récit, y ajoute la symbolique du « waw » (l’union à dieu), l’apparie à ses personnages. Elle devient incantation, le sésame de leur quête initiatique. Une épopée qui mène le lecteur aux confins de la magie et de la divination, par delà les civilisations et les croyances.
S’affranchir figure un espoir. Les héroïnes se réincarnent d’abord en hommes, comme pour rendre la pleine mesure du féminisme qui les anime : « Homme ou femme ça n’a pas d’importance » (Halima)[5]5 ; « Des hommes, des femmes… Pour moi tu es tout simplement toi » (Gaillard)[6]. Une indifférenciation que Gaillard revendique. Elle, qui, jusqu’à sa chair, a été meurtrie par sa condition. Halima, contrainte par un mari imposé par son père, la revendique aussi. Ne plus être tributaire d’un corps que l’on mutile, dépouille, viole, humilie. Un calvaire auquel toute femme est censée se résigner, malgré le dégoût. En devenant un éminent bédouin (le prophète Mohamed) et Al Siddik (Abu Bakr), elles révèlent toutes deux l’écrin d’amour et toute la déférence que l’islam exige que l’on témoigne aux femmes : « Elle veut un désir entier, un désir qui ne la voie pas comme un objet. Et tu devrais la laisser se couvrir d’amour avant d’en exiger de sa part »[7].
Sur TV5.
De l’érudit Théon d’Alexandrie, c’est le génie et le martyre de sa fille Hypatie que le roman célèbre. Férue des nombres et philosophe réputée dans le monde hellénistique, elle enseigne aux hommes. Et malgré un destin tragique, elle est une femme de science iconique dans la grande Histoire. La réincarnation, ensuite, en Kurmanjan, reine du Kirghizistan, légitime la dimension politique que la femme peut revêtir. Elle a, comme Halima, fui un mariage forcé, avant d’épouser l’homme qu’elle aime. Considérée comme « mère de la patrie », elle a été une figure historique majeure en Asie. En se réincarnant en Cervantès, Gaillard ressent pour la première fois l’absence de contrainte, et toute l’estime que l’ont reçoit à être un homme, « couleur de lait », qui plus est. Une légèreté de l’être dont elle mesure toutefois l’effet Don Quichotte : ce que la masculinité distord en l’homme du fait de sa soif perpétuelle et illusoire de distinction. Elle réalise qu’il porte bien plus la vacuité de ses luttes que la lutte en elle-même. Des moulins à vents que seule « une protubérance » anime. Gaillard le démystifie : « Dans la peau de Miguel, j’ai appris que les larmes n’étaient pas l’apanage des femmes, et que la fragilité portait un habit bien trompeur »[8].
En récusant les représentations patrilinéaires et unilatérales de la femme, Gaillard et Halima enraillent un processus séculaire de déculturation, de dépersonnalisation et d’invisibilisation. Le Feu du Milieu rejoint en cela l’œuvre épique de l’artiste Judy Chicago, The Dinner Party. Il s’agit pour l’activiste américaine de « mettre fin au cycle continuel d’omissions par lequel les femmes sont absentes des archives de l’Histoire ». Elle met en lumière les figures féminines historiques ou issues de la mythologie que l’Histoire a effacées ou minorées. Enfin, se réincarner en plume de Ghazzali (figure majeure du soufisme et de la philosophie musulmane) révèle Gaillard. Elle comprend le rôle qu’elle peut jouer, son importance. A penser qu’elle ne valait rien, qu’elle était une anomalie, à tant douter d’elle-même et à crouler sous les jougs, elle finit par s’étonner de l’espoir et de l’amour que lui portaient Tamu, Halima et fundi Ahmad. Puis elle réalise qu’elle est la pierre angulaire d’une lutte qui oppose son maître coranique et celle qu’elle aime.
Culture et récit
Elle est prise en étau dans le pré carré d’un homme que récuse la volonté de libération d’une femme. La symbolique manichéenne aurait été artificieuse, si la finesse de Touhfat Mouhtare n’avait pas souligné les aspérités de l’un et de l’autre. Son maître n’est pas le prédateur oppressif auquel Gaillard aurait pu s’attendre. Halima, quant à elle, la mutile. Tous deux l’instrumentalisent. Gaillard comprend alors que seule sa volonté prime. Ses choix ne sauraient être tributaires de la volonté et de l’inconstance des autres, ni même de la déesse Abé. A travers ses voyages, elle échange son corps, ses pensées, sa condition, son espace-temps et son histoire contre d’autres mondes et d’autres acceptions. Elle découvre le feu qui sommeillait en elle depuis des années et le pouvoir qu’il lui confère. Elle acquiert une dimension nouvelle, devient une héroïne libératrice et initiatrice d’un renouveau. L’élément qui transcende tous les autres, l’espoir d’une rédemption. Tout semble la relier au sacré. La reine, c’est elle. Le « waw », c’est elle. Elle décide enfin. Et la seule vraie liberté est d’accepter d’en payer le prix…
Toute culture possède ses mythes et ses croyances qui nourrissent des récits légendaires, bercent des imaginaires. Le prologue du Feu du Milieu relate quelques us propres à la culture comorienne. Mais que le lecteur originaire de l’archipel ne s’y trompe pas. Creuset de plusieurs civilisations, les Comores sont ici le point de départ ad-hoc du récit. Le génie de Touhfat Mouhtare tient sûrement à cela. Elle mène le lecteur aux cinq coins du monde, du désert du Kalahari aux peuplades bushmen et animistes, de l’Occident hellénistique à la péninsule arabique et sino-indienne.

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Dans son premier roman, l’autrice déployait déjà une littérature de l’imaginaire. Si Vert Cru a pu manquer de clarté par des récits multiples sinueusement rivetés aux personnages et à l’intrigue principale, Le Feu du Milieu, pourtant plus épique, encadre bien mieux le lecteur. Il offre mille et une lectures possibles, bien plus de symbolismes. Le roman porte une temporalité et une historicité plus prolifiques, mais la plume est ici ingénieuse, bien qu’appliquée. Les récits enchâssés, glissant par-delà les limites du temps et de l’espace, installent un syncrétisme universel. Ils sont plus cohérents et structurés, mieux introduits et liés entre eux (cf. le vocable « on dit »).
Tout juste, pourrait-on titiller, comme l’écrivaine Fatou Diome dans les colonnes du Monde-Afrique, que « la rengaine sur la colonisation et l’esclavage » soit devenue le totem des page-turner et best-seller actuels. Cela n’enlève rien aux qualités indéniables de ce roman jouissif et captivant. Une lecture qui rappelle bien plus le message d’Al-Mustafa dans Le Prophète de Gibran. Une invitation à l’élévation et à l’épanouissement de soi : « Personne ne peut vous révéler autre chose que ce qui repose déjà, à moitié endormi, dans le commencement de votre savoir ».
Rafion Abouharia
[1] p.37.
[2] p.48.
[3] p.50.
[4] p.37.
[5] p.38.
[6] p.185.
[7] Ibid.
[8] p.317.