Vendredi 12 mai, un spectacle du collectif Art de la plume a été déprogrammé à l’Alliance française de Moroni. Il s’agit de Kwasa-kwasa pour le paradis ou même pour l’enfer. Une représentation du texte de Soly T. Mbaé, questionnant la tragédie du Visa Balladur. La direction de l’institution, qui avait pourtant l’air de soutenir le travail de ce jeune collectif, a dû répondre aux demandes de sa « hiérarchie ».
Anaïs Bonnet-Bonamino, la directrice, a cependant promis de reprogrammer ce spectacle à une date ultérieure et proposé au collectif de jouer une autre proposition à la place. Quelque chose de plus classique, de moins frontal. Inquiet de sa propre survie économique dans un pays où les cachets bien souvent ne tombent que du même camion de contrebande – celui du soft power de la coopération culturelle française – les membres du collectif se sont alignés, sans trop insister.
Leur situation rappelle bien sûr ce qui est advenu de Mo Absoir, un slameur du cru, quand il a un jour voulu raconter un bout du voyage à Maore dans ses textes. A l’époque, il s’était exprimé dans le journal Al-Watwan. « Ce n’est pas au blanc de l’Alliance », disait-il, de dicter son discours à un artiste comorien. Le fait rappelle aussi le scandale provoqué par Soeuf Elbadawi, artiste et auteur, dont la performance, inspirée du gungu traditionnel, contre la départementalisation, a provoqué l’ire des responsables comorien et français de l’Alliance de Moroni en 2009[1]. Ils ont alors considéré que sa compagnie ne pouvait plus continuer à y jouer.
Depuis, les artistes, poètes et intellectuels du pays ont appris à se taire ou à jouer de l’évitement permanent pour leur survie. Pour ne pas susciter un désaveu de la part d’un guichet culturel supposé gratifiant, dans la mesure où il est souvent dans son environnement seul à rémunérer les œuvres à l’affiche. En 48 années d’indépendance, force est de reconnaître que le pays n’a pas été capable d’inventer une scène capable de clamer son indépendance. Il arrive certes que les artistes pointent du doigt sur les autorités du pays, en allant jusqu’à accuser le pouvoir, le gouvernement ou son président, de manquer à leurs obligations, mais de critique envers le fait colonial, il n’y en a quasiment jamais.

Anaïs Bonnet-Bonamino, directrice de l’Alliance Française de Moroni.
L’explication la plus logique, c’est qu’au-delà de sa représentation culturelle dans la partie indépendante de l’archipel – les Alliances, prétendument apolitiques – la France est aussi un pourvoyeur de cachets et de visas pour ceux qui souhaitent œuvrer à Maore ou ailleurs, sur son territoire. Ce qui suffit pleinement à calmer le jeu des créateurs au caractère un peu militant. Sur Moroni, les artistes les plus en vue préfèrent critiquer leur gouvernement et son désintérêt manifeste pour la culture que s’opposer aux embrouilles de l’ambassade de France, dont se nourrit pourtant la rumeur. Le fait est qu’aujourd’hui, une partie de l’archipel menace d’imploser sous la pression de l’opération Uwambushu, menée depuis Paris par un Etat français, qui a dû mal à boucler son processus de décolonisation.
Une opération de déportation massive de population est en train de s’orchestrer, en dépit de toutes les lois, celles de la Cour pénale internationale n’étant pas les moindres. Le fait est qu’à Mamoudzou règne un terrorisme intellectuel, qui ne souffre d’aucune contradiction. A Moroni, l’Etat comorien menace toute dissension, concernant son positionnement sur Maore. Les habitants de cet espace se retrouvent pris au piège d’une « colonialité », qui ne laisse sourdre aucune critique. Mais s’il y a une chose qui choque encore plus, c’est cette manière dont les intellectuels, artistes et poètes se refusent à exprimer leur opinion face à l’inextricable. Leur indifférence manifeste donne l’impression qu’ils n’ont même pas conscience de la réalité du scandale qui se déroule sous leurs yeux. Ce microcosme s’enferme telle une huître sous les abysses du silence. Il donne surtout l’impression de ne pas s’émouvoir des atrocités commises par les autorités, aussi bien françaises que comoriennes.
Car personne n’est dupe. Le double jeu sur les Comoriens de Mayotte est entretenu par les deux Etats. Certains créateurs vont même préférer évoquer d’autres problèmes en lieu et place de Uwambushu et des expulsions. Sabena, le dernier spectacle d’Ahamada Smis, actuellement présenté dans l’archipel, parle des pogroms anti comoriens de Majunga en 1976. On se serait attendu à ce que le slameur de Marseille fasse un parallèle entre les deux situations – à la différence qu’il s’agit ici de Comoriens persécutés sur leur propre sol – mais niet ! Ce spectacle est programmé là encore à l’Alliance de française de Moroni et à la MJC de Kani-Keli à Mayotte. Un des comédiens impliqués a connu un vécu qui le ramène à Ndzuani et à Maore, mais a l’air d’éviter les sujets qui dérangent. Pourtant, Uwambushu revient sur tous les médias en ce moment. Pour le monde de la création dans l’archipel, le dossier Darmanin, à quelques exceptions près, approche du non-sujet. A peine ose-t-on rappeler que d’anciennes œuvres ont parlé de questionnements proches.
Comme s’il n’y avait plus ce besoin de signifier la douleur qui accompagne les familles déchirées de cet espace. Soeuf Elbadawi, un des cinq artistes que nous avons sollicité pour cet article, répond de façon laconique : « Quand on s’inquiète, on nous dit qu’on est obsédé par la question coloniale. Mais y a-t-il une autre question qui vaille plus la peine dans ce pays que notre souveraineté ? Elle conditionne tout ce qui nous arrive depuis 200 ans. Qui ne sait pas de quelle nuit est sorti le pouvoir actuel ? Les gens de culture ont un immense pouvoir qu’ils devraient mettre au service de leur peuple. Au lieu de ça, ils préfèrent courir après des cachets et des visas. C’est triste, mais c’est comme ça. On ne sert plus à rien en tant qu’artistes, mais on aime bien que nous compatriotes nous acclament. Au nom de quoi, je me le demande ? On n’ose plus redire certaines choses, par peur d’être black-listé quelque part ? On ressemble de plus en plus au monde politique, qui n’ose pas non plus s’exprimer sur les sujets qui fâchent, pour ne pas être exclu des enjeux de 2024. Mais peut-il y avoir des élections dignes après cette horreur de Uwambushu ? »
Une chanson de Salim Ali Amir sur l’occupation de Maore.
L’opération, orchestrée par le ministère français de l’intérieur et son armée d’idéologues qui réécrivent l’histoire comorienne, finit de déchirer le pays de l’intérieur. Mercredi 24 mai, Le Quotidien de la Réunion publiait une interview exclusive du gouverneur de Ndzuani, Anissi Chamsoudine, le seul qui ose s’interroger sur le fait colonial. Il n’a pas mâché ses mots, quant à la coopération avec la France : « Avant que l’on ne parle d’aide au développement, nous étions une famille. Aujourd’hui, nous cherchons les moyens de la recomposer, en dépit des efforts engagés par l’adversité ». Il ajoutait aussitôt : « Les mots donnent parfois l’impression de dire une chose qui n’est pas avérée. A nous de leur faire dire autre chose de censé à la place ». Anissi Chamsidine, pourtant proche du gouvernement Azali, est seul à développer un discours sur la violence coloniale. Mais quid des gens de culture, qui, théoriquement, ont l’art de transcender le réel par leur verbe ? Ici ou là, on a entendu certains se prononcer, en essayant de ne pas se faire remarquer.
Salim Ali Amir a ainsi rappelé qu’il n’a pas attendu Uwambushu pour questionner l’histoire coloniale dans ses textes. Sans doute que Baco Mourchid à Maore aurait pu dire la même chose. Mais peut-on se contenter de discours passés dans la situation actuelle ? Ne faut-il pas renouveler les éléments de langage ? Au début de Uwambushu, on a vu le CSUM (Collectif Stop à Uwambushu à Mayotte) solliciter le monde artistique, convaincu que son engagement à ses côtés, ne pouvait que « stimuler l’élan suscité, ces derniers jours ». Le CSUM invitait les créateurs à joindre « le mouvement en cours et à contribuer, avec [leur] notoriété, à mobiliser davantage autour des idéaux que nous défendons (ensemble) ». Sa demande était claire : « Votre implication personnelle dans cette lutte, pour l’unité, la paix et l’intégrité territoriale des Comores, et aussi dans le refus catégorique de toute forme de déplacement forcé de population entre nos îles ». Le collectif n’a reçu aucune réponse claire de la part des acteurs culturels sollicités. On a pu voir ici ou là quelques réponses qui relativisent, sur des forums poursuivant le même projet…
Abdou Ahmed du CSUM, commentant la déprogrammation du collectif Art de la plume, avait avancé cette analyse : « L’Alliance, à Moroni, est française. Elle n’est franco comorienne que de nom, même si des Comoriens travaillent dedans. Elle fait partie, comme l’AFD, des outils d’asservissement. Si beaucoup d’artistes qu’on a sollicité pour le combat contre Uwambushu n’ont pas répondu, c’est en réalité parce qu’ils ont peur de perdre quelques petits avantages de l’Ambassade et de l’Alliance ». Antoisse Ezidine, opérateur culturel : « C’est facile de juger ces artistes,si on n’a aucune idée sur Comment ils font pour vivre et faire vivre leur art. N’est pas Salim Ali Amir qui veut. Beaucoup d’autres continuent à dépendre de ce lieu de culture (oui, d’asservissement aussi) ». Argument du plasticien Napalo, qui ramène le débat dans une perspective autrement plus grande : « Ce ne sont pas les salles qui font défaut, mais plutôt une vraie politique de soutien aux artistes pour la production et la mobilité. Comme dirait mon confrère Maalesh « mawuwa katsu nuka sha yo ngazalwawo ». Mais qu’est-ce qu’on fait quand les dites fleurs (mawuwa) n’augurent rien de bon pour le destin commun ? Que dire de leur postulat critique à l’égard du « pays qui s’effondre »[2] ? Le poète Anssoufouddine Mohamed dans une tribune publiée sur notre site concluait, quant à lui, par ces mots sur Uwambushu : « Seuls l’esprit, le doute, le discernement, l’autocritique et la lucidité nous réconcilieront avec la « réalité ».
[1] Aboubacar Saïd Cheikh, président, et Jérôme Gardon, directeur général, à l’époque.
[2] Cf. le spectacle Un dhikri pour nos morts.