L’archipel est en feu. Une force aliénante l’enfonce dans un huis-clos pernicieux, où seule la tragédie s’impose. « Mayotte française » prétend réécrire à elle seule l’histoire d’un ensemble constitué depuis plus d’un millénaire. Le poète cardiologue Anssoufouddine Mohamed partage sa réflexion sur l’opération Wuambushu, menée par l’Etat français aux Comores.
Depuis quelques jours, je réfléchis à cette phrase d’I. Mohamed, lue à la Place de la République à Paris, lors des manifestations dénonçant l’opération Wuambushu, tant la lucidité de ce mot est saisissante : « La nature a ses droits et ses logiques, les bafouer c’est pour l’humanité moderne en payer les conséquences aujourd’hui. L’humain a son histoire séculaire et la circulation dans un archipel est par essence un mouvement constitutif et irrépressible. Espérer y mettre un terme, est une illusion prétentieuse, et forcément criminelle. Les Comores sont un poumon qui intègre et redistribue, rien ne peut et ne pourra arrêter ce mouvement » dit le texte.
Pour éviter le piège de tomber d’un extrême à son opposé, je suis allé consulter la définition du mot « archipel ». Car les événements en cours à Mayotte sont faits pour secouer nos certitudes ! La frénésie de leur violence, Soeuf Elbadawi la décrit si bien : « Je ne sais pas comment vous l’expliquer, mais je dois dire qu’ils me font peur, très sérieusement peur. Car ils misent dans une forme de populisme sans nom, qui gagne du terrain, chaque jour un peu plus, dans les esprits… »
Et à propos « d’Archipel » car c’est de cela qu’il est question, « cette chose géologique » qui est censée continuer à exister même au jour où nous ne serons plus rien. A son propos, le dictionnaire dit : « Un archipel est un ensemble d’îles relativement proches les unes des autres. La proximité se double le plus souvent d’une origine géologique commune, en général volcanique. Cette notion utilisée en géographie pour désigner un mode d’appropriation spécifique de l’espace entre des éléments entretenant des liens importants et primordiaux. »[1].
Abstraction faite bien sûr de l’avis de ces légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar (ou sous le badamier chez nous) et ne causaient aucun tort à la collectivité et qui selon ce même mot d’Umberto Eco, ont aujourd’hui droit à la parole via les réseaux sociaux !

Ceci expliquant cela, nous en venons donc à la conclusion que la thèse d’un Archipel des Comores fait de trois îles (Ngazidja, Ndzuani, Mwali) est une contre-vérité. Que Mayotte française est une illusion ! Une illusion prétentieuse. Une illusion qui tue, une illusion criminelle, ne l’oublions pas. Face à cette imposture, que le politicien manipule ! Que des écorchés vifs prétendument élus du peuple légifèrent ! Que le magistrat des services ordonne ! Que des idéologues cogitent à plein régime ! Nous pouvons comprendre…
Mais que des historiens, des linguistes, des géographes, des géologues, des intellectuels, bref des universitaires, qui, jusque-là, étaient regardés comme représentatifs de la pensée positive, entérinent l’illusion d’optique, il y a bien de quoi chercher à comprendre comment un mirage en vient de ce côté-ci de l’Océan indien, à prendre le dessus sur ce qu’il y a de plus séculairement réel, de plus séculairement ancestral, fraternel et collectif[2].
Cette imposture n’inquiète plus, elle est dans l’air du temps ! Mais d’en arriver à prendre le dessus sur le « réel », le « vivant », le « vrai », y compris dans ce qui aurait pu être de plus impartial dans notre legs aux générations futures : manuel de géographie, d’histoire, le rapport à la langue, le rapport à l’imaginaire, il y a de quoi à chercher à comprendre !
Acte 1 De la nécessité d’une mise en récit
Il s’agit d’une narration qu’on accouche au forceps depuis la rencontre trouble de l’Archipel des Comores avec l’altérité occidentale. D’abord via l’esclavage, puis via la colonisation. Ce narratif escamote l’histoire millénaire de l’Archipel des Comores, ses institutions fondatrices (shungu, sa matrilinéarité), sa langue commune, ses liens de sang, sa façon d’enterrer ses morts, ses relations au monde invisible. Il établit en lieu et place une fable née au 19ème siècle et qui tente, vaille que vaille, de singulariser Mayotte, par rapport à ses sœurs.
La mise en récit fonctionne par l’instillation assassine d’éléments de langage ciselés, choisis : « Mayotte a fait son choix », « Mayotte est française », « Nous n’avons rien à voir avec les Comores, les Mozambicains et les malgaches sont nos cousins », « Mayotte est quand même un département français ! », « Mayotte a été vendue par Andrianantsoly » « Assumez le choix de votre indépendance de misère ! » Mais comment la mayonnaise arrive-t-elle à prendre au point que l’illusion prenne le dessus sur le « réel », sur le « vrai » ?
Acte 2 Du besoin d’une carte postale, de son revers. Pour ancrer le récit !
Côté carte postale :
Ici est l’île Hippocampe, à portée de mains/ Une aurore de makis fête matutinale l’accostage/ Une mélodie voluptueuse des bulbul malgaches/ Augure virginal un après-midi sans fin sur les plages/ Au sable d’or,/ Venu des sylves inconnues un léger vent/ Apporte des arômes exquis d’ylang, de vanille et de géranium

Enfilez vos palmes et vos combinaisons, le lagon est enchanteur/ Se faufilent parmi le corail luxuriant et l’algue prolifère,/Murène, poisson-chirurgien, balistes…/ Ici est l’île Mayotte, à portée de mains/ Le barbecue aux mabawas/ La canette est offerte – la remarque de taille !/ Les petits fours moelleux, fondant !
La carte visa roule
Revers de la carte :
Et là-bas à quelques encablures d’Eldorado se trouvent/ Les îles aux gueux, îles mortes-nées/ Îles qui ont nom Ngazidja, Ndzuwani, Mwali/ A peine née un 6 juillet/ Et un 3 août 1975 Bob Denard/ Avide de chair humaine et de présidents comoriens/ Bob ripaille en folles libations avec ses hordes carnassières/ La charogne putride de nos jeunes princes/ Le corsaire de la République/ S’abreuva aussi du sang juvénile d’une prime génération/ D’intellos, une promesse de soleils/ De mèche avec Nanterre, Tiananmen et autre Tirana/ Jeunes soleils cous coupés !
Là-bas à quelques encablures d’Eldorado se trouvent/ Des îles pouilleuses/ Îles que hante depuis le fantôme de Denard/ Îles que manipulent des mains invisibles/ De l’Action française/ Îles expiant les dix plaies d’Egypte/ Îles où circulent sous le soleil de midi/ Les fantômes tourmentés de milliers de naufragés
Îles
STRUCTURELLEMENT
Réajustées,
Îles déflatées
Îles
REGIONALEMENT
Développées
codéveloppées
Îles
DESESPEREMENT…
Îles où le retour en force de l’histoire multi-millénaire du fleuve Ruvuma présage l’apocalypse
La carte postale et son revers sont homologués, puis propagées. Quoi de plus facile quand l’un et l’autre sont du même auteur. Elle suscite du plaisir et de la sensualité. Flatte des rêves exotiques. Son revers suscite dégoût et condescendance. Il dépite, indigne. La carte postale est de fait la « preuve ». La « preuve » d’une édénique île de Mayotte, qui a fait son « choix ». Son revers fait aussi foi de trois îles infectes. Vouées à toutes les plaies d’Egypte.

La carte postale et son revers sont « des preuves ». On les multiplie et les propage. Ils ont déjà fait des dizaines de fois le tour du monde. Heureusement que la carte et son revers expliquent tout ! Aucun Etat, ni aucune organisation internationale, ne se sent, ni responsable, ni redevable, à cette dualité fratricide. Tout y est dans la carte. Vive la carte ! Vive son revers !
Acte 3 La carte et son revers prennent possession des « femmes et des hommes » de cet « archipel ».
La carte et son envers parasitent ces femmes et ces hommes. Embrument leur discernement. En font des jouets serviles.
Côté « mahorais », la fonction jubilatoire de la carte postale surexcite les humeurs : foison de couleurs criardes dans les rues, transports colériques, emballement de joie, sentiment de toute-puissance sur les plateaux télévisés, déchaînement organisé sur les réseaux sociaux… L’emprise de la carte réveille des antipathies enfouies. Elle rassemble, fédère, désigne un «ennemi commun », un bouc-émissaire : « le comorien ».
Côté « comorien », le choix du « vrai », par opposition au choix de la « carte postale », est confronté à une considérable difficulté. Difficulté de faire valoir un « réel », pourtant documenté, sourcé et argumenté. Difficulté à faire valoir aussi vite que ça l’a été avec la carte postale une réalité « géologique », « géographique », « historique », « socio-anthropologique », une réalité « tranchée par le droit international ».
Asymétrie de reconnaissance entre la « carte postale » et le « vrai », qui en vient à ébranler la confiance du « comorien », à remettre en question ses capacités de résilience, à lui faire peur, à lui faire douter ses choix. N’est-ce pas Mark Twain qui disait : « Un mensonge peut faire le tour de la Terre le temps que la vérité mette ses chaussures ».
Acte 4 « Des femmes et des hommes » victimes d’une carte postale
Le propre d’une carte postale est de nous faire oublier la « réalité », d’énivrer les uns et de désintégrer les autres ¾ dans notre cas d’espèce ¾ jusqu’au moment où le « vrai » se fait jour. L’opération Wuambushu n’oblige-t-elle pas « les femmes et les hommes de cet archipel » à garder raison et à se demander si la carte postale n’est pas en train d’être rattrapée par la « réalité » ?

Et si le « comorien » n’est pas le problème à Mayotte ? Comme il ne l’est pas à la Réunion, en Guadeloupe, Guyane et Martiniquais, où la question du traitement égalitaire avec la France hexagonale continue à se poser, 70 ans après leur départementalisation. Mayotte, département le plus pauvre de France. 80% de la population est pauvre, des enfants « mahorais » aussi ne sont pas scolarisés et sont délinquants. Des pics épidémiques d’une maladie disparue, le béribéri. Une endémie qu’on ne retrouve dans aucun département français, le rhumatisme articulaire aigu.
N’oublions surtout pas la nuit coloniale impitoyable de laquelle sortaient ces quatre îles en 1975 : 1 lycée, 1 hôpital de référence située à Antananarivo, 3 hôpitaux régionaux, une dizaine de médecins, des endémies de filarioses, pian, lèpre, rougeoles, poliomyélite, paludisme… Et si le « comorien » n’est pas le problème à Mayotte ? Devant l’ampleur que prend la question migratoire au niveau mondial, et si tout simplement ces quatre îles des Comores étaient devenues le laboratoire d’une inhumanité appelée à faire tâche d’huile sur le reste de la planète Terre ? Avec le génocide des hereros et des namas en 1904, la Namibie n’a-t-elle pas été le laboratoire du nazisme ?
Wuambushu.
Le crime ne saurait malheureusement s’arrêter aux connotations immédiates du seul « crime d’Etat » que revêt cette opération ? Et si l’archipel des Comores est le maillon faible par où le VIVANT va commencer à disparaître de ce côté de l’Océan Indien ? Car entraver la dynamique d’archipel qui anime depuis des millénaires ces îles, c’est contribuer à achever des îles (Grande-Comores, Anjouan, Mayotte, Mohéli) qui battent toutes proportions gardées le record mondial de la dégradation des écosystèmes et de la disparition des forêts. C’est annihiler les ressources de résilience séculaires d’un archipel assis sur un même socle volcanique hyperactif. C’est aussi sacrifier une communauté de destin insulaire, qui croule sous la malbouffe, l’obésité, le diabète, et dont les descendants mourront de plus en plus jeunes, non pas de chlordécone, mais d’AVC, de crises cardiaques et d’amputations.
C’est paralyser un « archipel » des Comores appelé à mieux se préparer pour des urgences météorologiques de plus en plus fréquentes. C’est ouvrir à tous les vents un « archipel », devenu la plaque tournante des nouvelles drogues. Quand se dissiperont « les certitudes » , les « prétentions » et les « automatismes » inhérents à la CARTE POSTALE, que « l’archipel » aura enfin prise sur le « réel », ce sera malheureusement ce désastre que nous aurons légué à nos enfants. Ce sera trop tard ! En attendant, peut-être que les « femmes et les hommes de cet archipel » peuvent refuser d’opposer par média et réseaux sociaux interposés les vociférations de la « CARTE POSTALE » contre la « réalité » qui, elle survivra à nos petites vies. Céder aux sirènes de ces médias, « brandir les prétendues vérités », c’est accepter l’emprise de la carte, c’est agir en automates ! Seuls l’esprit, le doute, le discernement, l’autocritique et la lucidité nous réconcilieront avec la « réalité ».
Anssoufouddine Mohamed
[2] V. lien Africultures : https://africultures.com/murmures/?no=17473