Salim Hatubou est l’écrivain de l’oralité. Ça ne se discute pas ! Mais, des étiquettes, il faut parfois s’en méfier. Elles peuvent vous maintenir dans une posture. Hatubou semblait de cet avis, lui qui s’était essayé à plusieurs genres. Ainsi publiait-il Entrepôt pour gens d’avant dans le recueil Marseille Noir[1], quelques mois avant sa disparition, en quête d’un nouveau souffle, cette fois, dans le genre policier. On y retrouve tout de même certaines de ses grandes thématiques : l’identité et la mémoire.
Étonnement lorsqu’on tient le recueil de nouvelles Marseille Noir en main. Le nom du franco-comorien y figure à côté de ceux de Christian Garcin, Cédric Fabre, François Beaune, entre autres, sur une couverture orangée, avec la Cathédrale-Sainte-Marie-Majeure de Marseille en image de fond. Il y est question de Marseille. La deuxième ville la plus grande de France, dit-on. Marseille… Belle et multiculturelle. Mais c’est sa part obscure qui intéresse les écrivains de ce volume. Un « anti-guide », prévient-on sur la quatrième de couv’. Les histoires se tissent dans des rues et des lieux emblématiques. On y croise fachos et pervers, ça sent la pisse et ça « kalache à tout va ».
Qui mieux qu’un flic de cité pour nous plonger dans ce Marseille noir ? En quelques lignes, Hatubou nous présente l’inspecteur Sambafoum, ou Samba. Personnage attachant, bien que légèrement excessif. Né à La Solidarité, cité Nord de Marseille, Samba est le fils d’un ouvrier comorien, « mort sur le chantier du métro marseillais », et d’une mère qui décide, après l’assassinat d’un garçon d’origine comorienne par « des colleurs d’affiches de l’Extrême-droite »[2] – et la montée politique de ce mouvement – de rentrer aux Comores. Le père meurt en bâtissant la ville, la mère n’en supporte plus la haine. Cela traduit l’atmosphère dans lequel évoluent les enfants de cette immigration. Français ils sont, mais pas totalement. Un problème d’identité que l’auteur aborde notamment dans un de ses écrits poétiques : Métro Bougainville[3]. Les personnages de la nouvelle sont ici tiraillés entre deux mondes. Bien que français, le pays d’origine leur colle à la peau !
Radhia, une comorienne, se fait descendre à coup de mitraillette, dans sa décapotable. Samba allume les infos : « C’est la première fois qu’une femme est abattue dans ces règlements de compte qui continuent d’endeuiller Marseille ». Les deux étaient très proches, une affaire de cœur. L’inspecteur pète les plombs, décide de mettre la main sur les tueurs, malgré le refus de son supérieur de lui confier la mission. Il la joue rebelle. Une gueule de rouquin fracassée dans un bar-tabac et Samba tient une piste : Said Mhiba, un Comorien au visage balafré. L’homme qui a balancé se fait zigouiller dans la foulée. Le tempo est rapide. A l’heure où le continent africain dispose d’une grande bibliothèque de polars, avec de grands auteurs tels que Moussa Konaté, Leye Adenle et autres[4], ce texte est une des rares entrées de la littérature comorienne dans le genre.
A travers le personnage de Samba, on en apprend sur Marseille, son histoire et son évolution. Du temps où les premiers Comoriens posèrent leurs valises au quartier du Panier, avant d’aller vivre dans le Nord de la ville « où des tours sortaient du béton ». Il y a une mémoire diasporique de ces tours, des cités : « Cette cité est mienne. J’y suis né. J’y ai grandi. J’y vis », dit-il, trainant derrière lui cette espèce de nostalgie : « Le Plan d’Aou de mon enfance n’existe plus, des petits bâtiments neufs ont remplacé les vieilles tours et les travaux continuent », ou encore : « Je contourne le rond-point. A droite, les cabines téléphoniques de mon enfance résistent à l’invasion des portables et des taxiphones ».
Dans le Marseille de l’inspecteur Samba, le pays d’origine des parents est toujours présent. D’abord sous formes de détails : la mère qui rentre au bercail, un enfant qui fait « kwezi » sur le pas d’une porte, un monsieur qui écoute les nouvelles du pays sur RFI. La fiction n’étant pas l’espace du hasard, on se dit que tout est pensé. N’y voir là que le fait d’une communauté attachée aux racines serait insuffisant. On reste attentif au moment où tout cela prendra sens dans la matière fictionnelle.
RFI annonce le décès, aux Comores, du président « Saïd Mohamed Karim », suite à une crise cardiaque. Une allusion au président Taki Mohamed Abdulkarim, mort dans des circonstances troubles, au retour d’un voyage en France ? On lui aurait fait humer une fleur, selon une rumeur. Est-ce une métaphore ? Dans la fiction, le « président Mohamed Karim » aime les femmes. L’homme qui écoute RFI reçoit, au même moment, la visite de Samba. « Je cherche Saïd Mhiba et on m’a dit que je pourrais le trouver ici ». Et l’homme de répondre : « C’est mon cousin, mais il est reparti aux Comores la semaine dernière ». Les Comores cessent d’être un détail dans le récit. Y a-t-il un lien entre le meurtre de Radhia et la mort du président Comorien ? Coïncidence ? L’écriture a toujours la manie d’extirper des lignes de sens aux choses.
Hatubou prend le risque de casser le rythme, jusque-là bien maîtrisé de sa nouvelle, en faisant atterrir Samba à Moroni. Le risque aussi de faire déborder le récit de son cadre initial. Mais il sait s’y prendre. Samba collabore avec Bam, surnommé le lieutenant-poète. Anagramme de Mab. Comme Mab Elhad, à qui la nouvelle est dédiée. Les deux inspecteurs mènent l’enquête, non sans accroches : « Notre président est mort, nous sommes capables de mener une enquête sans l’aide de laFrance ! Et on a le culot de nous dire que l’ingérence, la Françafrique, est finie ? » Qui n’a pas vu une scène pareille dans un film policier ? C’est ce que l’on reprochera à l’auteur, le côté déjà vu. Les deux flics, toujours à la poursuite du balafré, vont faire la lumière sur une affaire qui mêle politique et banditisme. Le Marseille noir a aussi son antre à Moroni.
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Marseille Noir, recueil de nouvelles signé par 14 auteurs français, présenté par Cédric Fabre. Paru chez Asphalte, en 2014.
[2] Tiré d’un fait réel. Le 21 février 1995, Ibrahim Ali, un jeune d’origine comorienne, habitant la Savine, Marseille, se fait tuer d’une balle dans le dos par des militant du Front National, à l’âge de 17 ans. Le jeune homme courrait pour rattraper son bus, après une répétition de musique.
[3] Paru aux éditions Via Valeriano, en 2000. Voici un extrait : « Un séisme secouait ma poitrine et le marteau piqueur déchirait le sol. Mes mains nues saignaient, l’odeur du bitume tordait et nouait mes entrailles. La route continuait et la fierté effaçait les souffrances. Je marchais, vêtu de ma djellaba noire et jaune, une voiture a klaxonné et un homme a hurlé : Hé, va marcher dans ta brousse, négro ! ».
[4] Le premier est considéré comme le père de l’ethno polar africain, auteur de plusieurs romans tels que Meurtre à Tombouctouou L’affaire des coupeurs de têtes (Métaillé),le second est l’auteur de Lagos Lady (Métaillé), un grand succès.