Salim ou le temps des mots

Une chronique reprise du journal Kashkazi de juillet 2006, publiée à l’occasion de la parution de Hamouro – un roman de Salim Hatubou – aux éditions L’Harmattan. Une fiction interrogeant l’affaire du même nom et, au-delà, l’appartenance de Mayotte à son giron naturel _ Hamouro étant ce village de Maore où Moussa Madi, un maire UMP de Bandrélé prit un jour la décision de brûler 28 habitations de familles prétendument clandestines, afin de les pousser à partir.

Un livre paru dans l’indifférence, comme toujours. Les Comoriens ne lisent pas et minimisent les jeux de plume sur la scène publique. « Toute notre littérature avance dans l’indifférence totale, je dirais toute notre culture est plongée dans l’indifférence totale » rappelle l’auteur, qui en est à son quinzième texte, en moins de treize ans. L’abnégation, la persévérance et la patience de cet homme paieront sans doute un jour. En attendant, il tient à prouver que les mots ne sont pas aussi innocents qu’on veut bien le prétendre. En exergue de son dernier roman, cette phrase qui sonne comme un ordre de mission à l’oreille du lecteur averti : « Tu exiges que je dise / Alors je dis. » Comme une manière aussi de fixer le rôle de l’écrivain en pays conquis : « Une mission, celle de ne pas rester dans le silence comme le font nos politiques et la plupart de nos intellectuels. Ce qui se passe à Mayotte exige la parole ».

Hamouro raconte ainsi la tragédie survenue dans ce village mahorais en octobre 2003. Pendant que la gendarmerie française contrôlait énergiquement « sa » population, au nom de la traque contre les « clandestins » issus des trois autres îles, le maire en profitait pour jouer aux pyromanes fous. Comme dans un mauvais film de série « b », il incendiait les cases des interpellés. L’affaire a été jugée récemment, mais l’écrivain y revient pour que la mémoire reste encore vive. Ses pages se lisent comme autant de fragments taillés dans l’urgence : « J’ai surtout voulu porter à la connaissance du plus grand nombre ce qui se passe dans cette île, dire ma souffrance, celle de voir les miens s’entredéchirer parce qu’ils se laissent manipuler ». D’autant que le verdict rendu par la justice française contre le maire xénophobe ressemble à « peanuts » : « L’ambiguïté de l’histoire, c’est que certains Mahorais se revendiquent plus Gaulois que Le Pen et en même temps ne veulent pas accepter la législation française. Plus schizophrène que ça, je ne vois pas ! »

Capture d’écran.

Mais que peut réellement un écrivain contre l’intolérable ? « Ecrire, écrire et écrire ». N’est-ce pas un peu court ? Il est vrai que Salim H. n’a jamais raté une occasion d’interroger ses concitoyens sur une société en crise depuis plus de cent cinquante ans à présent. Là où certains écrivains rechignent à porter le flambeau et préfèrent camper dans des positions de principe, il sort souvent le grand jeu, au risque de se faire taper sur les doigts (cf. l’affaire du Sang de l’obéissance, paru en 1996) par quelques doyens d’influence. « Ceux qui disent que l’écrivain n’est pas là pour porter un mes- sage ne m’ont certainement jamais entendu m’exprimer. Je dis toujours qu’il n’y a pas d’art, qu’il n’y a pas d’écriture sans engagement. Je ne porte pas de flambeau, parce que si celui qui porte le flambeau tombe, il n’y aura plus de lumière, or la lumière doit rester. Ou bien, nous devons tous être des porteurs de flambeaux. Mon engagement n’est pas unique- ment dans Hamouro. Le prochain « Les démons de l’aube » est encore plus engagé, il porte sur l’Education Nationale sacrifiée par nos politiques ».

« Ecoute la voix de la montagne en érection » aurait dit le poète Saïndoune Ben Ali pour sacraliser le rôle de cette parole littéraire libérée de toute entrave sur 144 pages. Hatubou, qui apporte du coup une vision moins tronquée de l’histoire commune, devient un élément de référence. « Il ne s’agit pas de réécrire l’histoire des Comores », affirme-t-il, « mais de se la réapproprier, parce que j’estime qu’elle nous a été confisquée et qu’elle a été réécrite. Dans Hamouro, il y a un conte raconté par les humains dans lequel le diable est abominable. Puis, on retrouve le même conte raconté par le diable. Quand Viza demande au conteur « pourquoi », le vieillard répond « parce que ce sont toujours les humains qui racontent les contes et non les diables ». C’est pareil pour notre (H)istoire ». Et plouf ! Plouf ! Qui va là ? Un fabriquant d’imaginaire à coups de mots qui tranchent. Plus que jamais dans ce livre, Hatubou fais appel à l’oralité, aux mythes, aux récits hérités du passé, afin d’inscrire la tragédie d’Hamouro dans un espace-temps bien comorien. Afin de l’intégrer dans un contexte politique souvent présenté comme fragmenté et discontinu par ses détracteurs.

Hamouro, les feux de la honte (capture d’écran).

Il n’y aurait pas Maore et les Comores, comme le soutiennent les amoureux de la division insulaire. Il n’y aurait qu’une histoire que l’adversité prendrait plaisir à découper en petits bouts pour satisfaire à un projet d’occupation. « Pour moi, les mythes, l’oralité… c’est très important dans Hamouro. Tout simplement, parce que ceux qui se disent Maorais et non Comoriens font semblant d’oublier que nous avons la même identité, qu’ils le veuillent ou non. C’est ainsi. Entendre un pêcheur clamer Mbaye Trambwe sur une plage de Mayotte, là où on nous interdit d’aller, c’est plus que jouissif, je l’admets ». Mais le sentiment de fatalité reste quand même bien présent dans ce roman. « Je suis fille d’un pays mort avant sa naissance », crie Kanamagno-L’édentée, la folle de Hamouro. « Peut- être qu’elle aurait pu dire « Je suis fille d’un pays assassiné et plongé dans le coma avant sa naissance », reprend Hatubou. « Contre les visions fatalistes, il faut juste qu’on fasse renaître l’espoir en chaque Comorien. Regarde, tout le monde attend que AHA change le pays, au lieu de se dire « Nous sommes tous des Sambi ou Sambi c’est nous, changeons ensemble ».

Kanamagno-L’édentée, boule de nerfs, remplie d’humanité, est quand même l’une des rares à y croire encore, en cette histoire d’idéal communautaire. Elle fera écho dans toute sa geste à cette phrase, qui dit : « Ne pleure pas, ma sœur, car viendra le jour où le soleil brûlera les charognes ». Espoir vain ? L’écrivain ne désespère pas, même s’il se réclame d’un optimisme limité : « Je crois encore que le soleil se lèvera sur notre archipel, mais je ne serai pas là pour voir ce jour ». Révoltante, scandaleuse, épique, sa parole dans Hamouro, fait néanmoins écho à celle contenue dans Hassanati/ de Mayotte à Marseille, un récit jeunesse publié chez le même éditeur, « parce qu’avec Hassanati, j’ai posé un regard tendre sur cette île, pendant que Hamouro reste un coup de gueule. Je dis ça parce que j’ai voulu marquer mon territoire : je suis un enfant de ces 4 îles et je suis un écrivain qui appartient à l’universalité ».

Soeuf Elbadawi