Dernier raout du ministère de la culture en date, il y a moins de quinze jours. Quelques artistes, rassemblés au Retaj, pour débattre[1], une énième fois, du lent devenir des arts et de la culture. Chacun des acteurs conviés y est allé avec son lot de questionnements. Mais ce n’est toujours que le début d’un processus, qui attend de se poursuivre en actes.
Le fait est qu’il arrive qu’on s’empiffre de mots, sans trop s’asticoter les méninges à Moroni. On apprécie d’y festoyer autour de concepts rassembleurs, qui ne se situent jamais au-delà des slogans de faction. La direction nationale, chargée de la culture, le sait, elle, qu’il suffit de dresser la table, en écoutant les reproches faits aux politiques et en avançant le manque de moyens, pour que les esprits retors s’apaisent. Cela fait 30 ans que cela dure. Le tout est de savoir qui l’on invite aux agapes. Mais que faire d’autres, sinon garder les troupes en éveil, dans le dénuement consenti par tous ?
La scène nationale a cessé d’exister depuis fort longtemps. A la place, s’expriment des trajectoires d’individus, plus ou moins brillants, qui s’auto organisent dans un labyrinthe impressionnant d’improvisations, sous influence étrangère par moment (le fameux soft power), et sous l’effet d’une adrénaline de compét. que personne ne justifie. Voilà en tous cas le tableau brossé, à l’heure où la directrice nationale chargée de la culture a fait son énième mea culpa d’intérêt général sous la clim. du Retaj hôtel : « Dans notre pays, l’industrie musicale commence à émerger ». Et le mot-miracle est lâché ! Un mot-valise, selon qui parle. « L’émergence » ! Bien qu’il suffise de prononcer ce sésame pour que les langues s’agitent dans le désordre et murmurent des horreurs à l’encontre de celui ou de celle qui l’énonce.

Wahidat Hassane, la directrice nationale de la culture.
A table, Wahidat Hassane n’a fait, en réalité, que louer les « micro-entreprises culturelles » en train de s’ouvrir dans le pays. Elle n’en a rien dit, de plus. Mais que pouvait-elle promettre d’autres ? Personne, y compris au sein de sa hiérarchie, n’est en mesure de bousculer les esprits sur ce plan, encore moins de trancher dans le détail des contenus générés, pour en tirer une quelconque leçon d’époque. Une grande enquête gagnerait d’ailleurs à être mise en place pour remonter l’info, au-delà des tablées de principe, honorées par tous, à l’ancienne. Au ministère, on pourrait miser sur ce cheval, à défaut d’organiser des assises. Mais qui irait reprocher à la direction de la culture sa volonté de bien faire ? N’est-il pas injuste de chercher à l’accabler, en masquant l’incapacité organisationnelle des acteurs de cette scène sensiblement atrophiée ? il s’est murmuré tellement d’horreurs, au sortir du Retaj qu’on est en droit de douter de la bonne foi des uns et des autres…
Wahidat Hassane, cité par le journal Al-Watwan[2], avance l’idée d’une réflexion musclée à venir. Une perspective à échéance quasi 2030 ? « L’élaboration de ce projet entre dans le cadre du plan intérimaire du gouvernement. Elle passe par une insertion durable des artistes et autres acteurs culturels dans les circuits modernes de production pour leur participation active aux plans et agenda de développement économique ». Jargon de cultureux, sans nul doute. Mais on discute de quoi, au final ? De théories évolutives ou de Tche-Za School que Salim M. H. Seush vient d’inaugurer, sans partenaire étatique ? « Il faut leur montrer, à ceux qui sont à la tête de ce pays, qu’avec ou sans leur concours, on peut y arriver », s’exclamait le chorégraphe, tout récemment de Fouad Ahamada Tadjiri. Seush se montre prêt à en découdre avec les officiels, dûment investis, pour la difficile tâche de rendre la culture nationale ( ?) visible et viable : « J’aime bien l’idée de me confronter à quelqu’un, ça me rend plus fort. C’est ça aussi qui m’anime ».
Discuter de la perspective suggérée par son projet est une idée intéressante. Mais elle risquerait d’acculer certains. Ce qui explique que son geste n’interpelle que peu, au-delà des congratulations de circonstance. Reste qu’on aurait pu parler également des projections de Lee-Nossent, dont l’institution a oublié d’interroger le concept du Kara-live, au moment où Comores Telécom se gorgeait de son numéro réussi d’illusionniste du divertissement de masse à coup de kmf sur Nyora. La compagnie nationale de télécoms avait fait appel à une agence de com, et non de production. Ce qui traduit assez bien ses envies de départ. Le complice de la chanteuse Malha se veut pourtant confiant, bien que pas dupe : « On travaille beaucoup avec l’argent des autres. Cette habitude, ce fonctionnement, ne nous permet pas d’aller plus loin. Aujourd’hui, on sait comment ça se passe ailleurs, la musique est aussi un business »[3]. Lui, met son argent en jeu. Ce qui lui donne l’impression d’aller à contre-courant, parfois.

Lors d’une rencontre entre artistes en novembre 2018 au CNDRS. A la table ici: Ibtsissam Dahilou de la scène slam, Youssouf Abdoul-Madjid de Tche-Za, Cheikh MC du label Watwaniya prod. et Mohamed Zeine Mouhoudine, conseil culturel à la mairie de Moroni.
Une question demeure, toutefois. Pourquoi faut-il que les artistes comoriens attendent toujours que l’Etat les rameutent à la table, au lieu de se prendre en charge et de dynamiter la relation avec l’institution, de manière à ne plus être réduit à quémander leur existence ? L’anecdote, souvent, l’emporte dans les débats sur les enjeux réels de la culture, d’autant plus qu’ici (au Retaj, s’entend) seuls les musiciens ont eu raison de la fête. Bourguiba, vaillant crooner récemment à l’affiche du Wee Café pour des karaokés boostés au jus de patrimoine, s’est inquiété de la place prise par le phénomène du play-back sur cette scène. Aucun des acteurs réunis ne lui a ressorti l’argument de la disparition d’une culture de groupe que les Comoriens préféraient écouter en vrai (et sans filtre) dans les twarab et les wadaha. Vivre au temps de l’auto-tune émousse les envies.
Le compositeur Souleymane Mze Cheikh, également présent à cette soudaine assemblée en pleine pandémie, a noté l’absence de formation des artisans de la scène actuelle : « On peut penser à peaufiner de beaux projets de développement de la musique, mais sans formation des jeunes, tout est perdu d’avance »[4]. Aucun autre artiste convié ne lui a rappellé qu’à l’époque des Chihabi, des Boul, Alpa Djoe, Bob Chidou, Asmine Band et autres Rapaces, il n’y avait pas ou si peu de formation. On se forgeait sa peine dans le tas. Car être artiste relève bien sûr d’une longue peine que l’on s’inflige dans ce pays. On naissait artiste comme une herbe sauvage, mais on y arrivait, à force de désir et de génie. Ce qui manque à beaucoup, de nos jours. Il est un cas connu, cependant, en total décalage avec le reste de cette histoire. C’est celui du groupe Sy, qui a donné vie, plus tard, à Mikidache et Wanama.
Ce combo était une petite « danseuse » que M. Sy, le conseil juridique de feu Ahmed Abdallah, s’était offerte pour le fun. Une bande de jeunes passionnés réunis, dont ses propres enfants, avec un encadrement digne de la Star Academy avant l’heure. Des coachs et des gardes-chiourmes au cul. Des cachets et des promesses de carrière. La musique doit être un métier, même aux Comores, s’épuisait à dire M. Sy, le « msunugali »[5], donnant au passage une leçon d’organisation à tous, y compris dans l’art d’investir du cash dans la musique. En avance sur l’époque, son projet est resté incompris, malgré un disque et une tournée française inégalée depuis. Il en est qui citent les déboires vécus durant cette aventure miraculeuse. Mais il en est aussi qui se souviennent de l’audace du « msunugali ».

Affiche d’une rencontre, l’an dernier, rassemblant les artistes, les autorités et l’antenne régionale de l’UNESCO.
Il va sans dire que ce débat dépasse le cadre figé d’un ministère, dont les acteurs culturels présents au Retaj n’ont jamais trop compris le cahier de charges, ni le mandat. Insister pour que la direction nationale apporte des réponses à la crise culturelle traversée par le pays depuis des lustres, c’est vouloir accabler la directrice chargée de la culture pour rien. L’Etat a oublié de lui donner le mode d’emploi pour sa mission déclarée d’utilité publique. On ne peut lui en vouloir, éternellement. Wahidat Hassane ne fait qu’appliquer des directives circonstancielles de co gestion de crise, sans disposer des outils nécessaires à cette rude bataille, qui s’annonce longue. Il appartient peut-être aux artistes (et pas que)[6] de la soutenir dans sa volonté de maintenir les enjeux au plus haut, en lui apportant, non pas des interrogations ou des suppliques, mais de réelles stratégies d’autonomisation de leur monde.
Où l’on reparle de la méthode et de la volonté commune de réinventer cette scène, en sachant bien que les politiques ne font que réagir par instinct de survie, lorsque s’ouvrent les débats les plus cruciaux, s’agissant de la culture. Cheikh MC, artiste-phare de la scène actuelle, patron de l’écurie hip hop Watwaniya, tance la directrice via Al-Watwan : « Le projet en soi paraît important, mais c’est sa réelle faisabilité qui m’inquiète. Nous n’avons pas oublié la promesse du ministre de la Culture, Nourdine Ben Ahamed, de soutenir les artistes dans cette période de crise sanitaire et qui n’a jamais été suivie de faits ». Il n’a pas tort, mais il oublie de préciser que la directrice n’est là que pour prendre les coups à la place de son patron, qui n’apparaît – futé qu’il est – que lorsqu’il y a une photo à prendre pour les réseaux sociaux. Histoire, sans doute, de ne pas se faire oublier de ses propres patrons en politique. Mais quid des acteurs culturels eux-mêmes ? Arriveront-ils un jour à s’auto prendre la main, pour deviser de leurs problèmes dans l’intimité de leur activité, sas faire intervenir l’Etat ou les partenaires en premier lieu ? Narib’emiwango rizambe, même si « Nde mbwana », concept imaginé par Washko Ink. et rassemblant des artistes et des poètes pour agir ensemble et sans tutelle, il y a trois ans, s’est en grande moitié embourbé…
Soeuf Elbadawi
[1] Pour échanger avec les directions, nationale et régionale, de la culture.
[2] Cf. « Industrie musicale. Vers une politique commune ? Echanges entre la direction de la culture et des artistes » de Mahdawi Ben Ali, 01/06/2021.
[3] Cf. « Polémique et indépendance de la scène culturelle » de Fouad Ahamada Tadjiri, 19/ 10/ 20, Muzdalifa House.
[4] Cité par Mahdawi Ben Ali, Al-Watwan.
[5] Marié aux Comores, Sy, de nationalité sénégalaise, rêvait d’une scène comorienne cosmopolite et ouverte sur le monde.
[6] Les décideurs économiques ont aussi leur mot à dire dans cette bataille. Difficile d’imaginer que l’on puisse interagir sur cette scène, sans interpeller le patron du restaurant Le Select, devenu un espace incontournable de la musique dans la capitale, par exemple.