Un film sur la déroute

Daté de l’année 2020, Carton rouge, le film de Mohamed Saïd Ouma fait son chemin dans les festivals. Une tentative de récit sur le pays déconstruit, à partir du retrait des Comores aux JIOI à la Réunion en 2015[1]. Une histoire de drapeau français et de souveraineté comorienne, débordant du vase.

De jeunes comoriens regardent, indifférents, défiler l’histoire, qui leur file entre les doigts. Ils ont l’air de pantins déconnectés du réel. L’athlète à l’écran, quant à lui, paraît jubiler dans son jus : « Même l’hymne national des Comores dit : « Ngazidja, Mwali, Ndzuani, Maoré. Les Mahorais sont des Comoriens. ». Son ton péremptoire évacue la complexité. Mais il n’en est pas moins vrai que Mayotte reste comorienne, selon une jurisprudence internationale bien établie. L’origine de son malaise ? «  Il était convenu que Mayotte porte le drapeau des Jeux. Et finalement, ils portent le drapeau français. On n’est pas d’accord. Donc nous quittons les Jeux et rentrons demain ».

Du réalisateur, on entend ces mots. « Entsi ya hangu zisiwa zadjunguwa, zadjimanisa, zatsambalia ». Autrement dit, il appartient à un archipel qui s’est démembré, s’est divisé, s’est fracassé de lui-même. Un peu comme si ces îles portaient leur propre délitement en bandoulière. Débité en un shikomori ramassé, le propos s’entend ici comme si l’expérience coloniale, tout d’un coup, avait cessé de marquer le pays à la culotte. Dans les sous-titres en français, Mohamed Saïd Ouma prend soin, cependant, de parler d’un «  archipel éclaté, fragmenté, épars », laissant sourdre une ambiguïté.Le film offre ainsi une double lecture, à travers laquelle Ouma souligne une chose dans une langue, la raccourcit dans l’autre. Avec des images de désolation en arrière-plan, suggérant l’horizon bouché (l’image dépitée face à la mer), l’enlisement (les débris d’arbre/ la carcasse de voiture échouée/ le bureau dévasté) ou encore de la ruine (les restes d’une maison abandonnée), tout en évoquant ce vieux conflit (« enkodo yahale »), annoncé comme dépassé, entre les Etats, comorien et français.

Images du film

Le film voudrait signifier le ridicule d’une situation (le retrait des Comores aux JIOI, au nom des intérêts d’une nation), face aux enjeux du moment (la reconnaissance des sélections nationales au niveau régional), qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Mohamed Saïd Ouma spécule sur une fuite en avant (« utrazi ») de la partie comorienne : « Le sens de la fierté si cher à nos valeurs s’est traduit par une séquence de fuite. Celles d’athlètes qui suffoquaient, amers de ne pouvoir s’exprimer ». Il signale un désaveu certain de la part d’une jeunesse sportive, qui, malgré les discours d’appartenance, n’apprécie pas d’avoir à se retirer de ces JIOI. La parole du réalisateur réduit la geste des sportifs à une pantomime _ Comme qui voudrait raconter un désastre au pays de la loose. Elle se situe à l’endroit de l’intime pour nommer la déliquescence. Mais suffit-il d’aligner de belles images pour dresser le récit qui manque au tableau ? Ouma aurait pu questionner la souveraineté, en l’inscrivant dans la géographie complexe de ces îles du Sud-Ouest, qui, mine de rien, ont perdu de leur solidarité, sous les oripeaux de la COI. Son objet aurait paru plus ambitieux, les liens entretenus, jadis, par ces îles n’étant plus d’actualité.

Carton rouge commence trois mois avant les JIOI. On y voit Oulouhou Mohamed, la meneuse de l’équipe nationale de basket, se démener dans sa vraie vie, hors compétitions. Avec ses enfants (la pluie/ le frigo) et au boulot (chez Nassib). Razia Chatoi, pivot de l’équipe nationale. « C’était ma première sélection, évidemment. Mais la situation était désagréable, vu qu’on n’a pas joué. Moi, je suis patriote, j’aime bien mon pays. Mais le fait de ne pas jouer en tant qu’athlète, ça m’a un peu brisé le cœur, parce que c’est mon rêve ». Un rêve d’individu contre la ferveur ébranlée d’un pays déconstruit ? Razia, qui gère des factures d’aéroport dans son autre vie, ne s’en laisse pas conter. Elle défend sa pratique du basket. Les autres jeunes femmes à l’écran, dont Hassanati Halifa, basketteuse et coach, figurent des battantes, elles aussi, qui doivent négliger famille et enfants, pour répondre aux enjeux sportifs. Toutes incarnent une jeunesse prête à enjamber obstacles et limites pour vaincre ou l’emporter, à l’occasion d’un match. On perçoit les attentes du réalisateur au travers de leurs envies et de leurs frustrations.

Images du film.

Dur, dur, dur d’être comorienne, en ces temps de déchéance collective, où les hommes perdent, peu à peu, de leur superbe ! Un des rares mâles à apparaître dans le film – Fundi carnet – mendie son existence  avec son projet omnisport devant un ministre – Nourdine Ben Ahmed, des Jeunesse et sport – au discours éculé : « veuillez nous envoyer le dossier, on va voir la faisabilité ». Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. Handicapé moteur et vieille gloire éteinte, Fundi Carnet, dont le film érige l’impuissance en métaphore du pays qui débande, permet à Ouma de bricoler un lien entre deux faits d’histoire éloignés dans le temps. Les JIOI, qui ont ramené l’ex entraîneur à Saint-Denis, lors de la première édition en 1979, et les assises des 42 années d’indépendance des Comores, 3 ans après le scandale des mêmes JIOI à la Réunion. On ressent son envie de pointer du doigt sur un Etat comorien – on devine des hommes au bout de la chaîne – complètement gelé du cerveau ! Ce pantin anonyme, qui clame son « pas brûlé », après un tour de magie, cigarette  dans le cou, en demandant à ce qu’on l’applaudisse, ne fait qu’alourdir ce ressenti. Un clown quémandant de la reconnaissance ? « Comment continuer d’y croire ? » se demande Ouma lui-même.

Difficile de penser que c’est le paternalisme à peine voilé de l’entourage (« nde heli ya mbaba », estime un encadrant), qui donnera de la hauteur à ces jeunes femmes, qui regrettent leur retrait des JIOI à demi mots dans le film. Car ce sont elles les vraies héroïnes de Saïd Ouma. Ces femmes, entourées d’hommes, qui leur indiquent la marche à suivre, sans vraiment y croire. Qui mène le jeu ? La scène de l’anniversaire se veut éloquente. A la limite de l’infantilisation. Dans un pays où le vrai soldat, selon l’une des protagonistes, est un homme défait, qui, après une tripotée de gosses, ne sait même plus comment recouvrir ses droits d’ancien militaire français. Dans un kwasa ou en allant frapper à la porte de l’ancienne puissance coloniale ? L’impudeur avec laquelle se racontent les faits transforme le propos en récit de l’indignité. Il ne fait pas beau être homme en tous cas dans Carton rouge. Fundi Carnet, déployant son mantra – l’ultime combat ? – pour une fédération omnisport des écoles primaires, peine à défendre ses acquis passés. Majunga en 1953. Son patriotisme (« servir mon pays »), fleurant bon les années 1970.  Il sait qu’il n’a pas accompli son grand-mariage. Un fait qui n’a de sens que si l’on assimile les codes d’existence coutumière de cette société que Saïd Ouma présente comme figée dans son histoire.

Images du film.

Au passage, Fundi Carnet glisse un mot sur son téléphone à l’une de ses anciennes protégées. La scène signale une tendance courue (tsi homola bahindru yahaho, comme on dit, à Moroni) dans un archipel en apparence démuni. Les gens se sentent obligés de toujours vous demander une faveur. Mais peut-être relire ces images, en les éloignant de leur contexte d’émergence ? Cela aurait l’avantage d’éviter un malaise certain. « Ce pays éructe la violence de l’indicible à un peuple livré à lui-même » s’entend déclarer Mohamed Saïd Ouma. Les frustrations contenues de Razia ou de Hassanati s’effilochent au fil du récit, pour laisser place à un propos diffus sur le pays qui « fuit », ensuite. On a effectivement du mal à croire en un pays debout, au sortir du film. Un carton rouge au basket équivaut à cinq fautes cumulées dans un jeu. Faut-il y voir une allusion aux échecs cumulés du Comorien dans sa quête d’un récit national ? Ces images nous plongent dans un contre-récit sur le destin de ces îles. Avec une remontée de vérités amères, qui n’a rien de ces « défaites qui sont un petit peu sucrées », dont parle Ahmed Salim, président du club, où évoluent Razia, Hassanti et Oulouhou. Une phrase à méditer, quand on voit ces sportifs, enfermés dans leurs rêves, se faire filmer sans filtre. Leurs propos, ramassés à la petite cuillère, laissent émerger le spectre d’un pays qui sombre, que personne n’est obligé de pousser, après coup, dans le vide.

Carton rouge (lire aussi ce compte-rendu) rend compte d’un imaginaire négocié dans le désordre. Chaos et désolation en sont les maître-mots. Suggérant une implacable surdité de la part des responsables de ce naufrage (que l’on ne voit pas beaucoup à l’écran), il gratte aussi à l’endroit du déni(grement) de soi.  Une plaie purulente, qu’il vaut mieux ne pas creuser, se niche sous les discours des uns et des autres. « Entsi ipvahara kafa la sa iduku » susurre Ouma à l’écran. Un constat amer, très « peu sucré », qui enlève le peu de dignité qui reste à ceux qui causent. Carton rouge pointe une difficulté, par ailleurs. Celle que rencontrent nombre d’artisans de la scène contemporaine, dès lors qu’il s’agit de redonner vie aux communs de cet archipel. Combien sont–ils à œuvrer malgré eux au rétrécissement des imaginaires corsetés de ces îles ? Beaucoup finissent par générer une sorte de manque. Dans une geste malaisée, qui vire parfois à l’indécence ou au cynisme, face au délitement. Qui saigne la plaie, n’espère pas de guérison. Mais qui cherche à soigner la plaie ne s’interdit pas la compassion. Or, ce film manque cruellement de compassion. Ce qui l’empêche de voir les faits pour ce qu’ils sont, malgré ce vœu exprimé, sur un terrain de basket : « rester solidaire, transmettre, faire la passe ». A qui ?

Soeuf Elbadawi

Carton rouge de Mohamed Saïd Ouma, 1h23 (En Quête Prod – Lacoupure – Les Films Façon Façon – Real Eyes Films, 2020).


[1] Jeux des îles de l’Océan indien. Lire également cet article paru au moment du retrait sur notre site.